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« Une société du plein travail est possible »

Le point sur… | publié le : 27.11.2017 | Frederic Brillet

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« Une société du plein travail est possible »

Crédit photo Frederic Brillet

L’innovation technologique n’est pas synonyme de fin du travail. Dans la plupart des professions, seule une partie des tâches peut être automatisée. Certains auteurs interprètent de façon pessimiste les évolutions en cours, d’autres voient dans le chômage technologique un phénomène transitoire.

Vous évoquez au début de votre ouvrage le « désenchantement du monde » qui altère la vision prospective du travail…

Les populations des pays riches, notamment en France, abordent le XXIe siècle avec un état d’esprit opposé à celui qui prévalait jusqu’à la Première Guerre mondiale. Elles perçoivent l’innovation plus destructrice que créatrice en termes d’emploi. Mais alimenter la thèse de la fin du travail conduit le débat public dans une impasse : celle du malthusianisme de l’emploi et du revenu universel alors même qu’il y a tant à entreprendre pour préparer, non pas la fin du travail, mais sa mutation, qui plonge ses racines dans le numérique, la robotique et surtout l’intelligence artificielle (IA). Or une société du plein travail est possible à condition de mener des réformes pertinentes dans les domaines de l’économie et de l’éducation. De tout cela on parle, en France, depuis des décennies mais sans que l’action politique s’en soit jusqu’à tout récemment sérieusement préoccupée.

La peur de l’innovation destructrice d’emploi est-elle nouvelle ?

Absolument pas. Dès l’Antiquité, on rapporte que l’empereur Vespasien, qui voulait réaménager le Capitole, refuse de mettre en œuvre une technique inédite permettant un transport efficace des colonnes immenses, au motif qu’il faut « nourrir le pauvre peuple ». Au XIXe siècle, alors que la révolution industrielle porteuse de gains de productivité bat son plein, les luddites au Royaume-Uni et les canuts en France se révoltent contre la généralisation des machines. Keynes introduit dans un célèbre texte de 1930 l’expression de chômage technologique lié à la diffusion rapide d’une innovation. Mais il estime à juste titre que ce chômage est transitoire et résorbable par de bonnes politiques économiques. Jeremy Rifkin revient à une thèse anxiogène en publiant, en 1997, « la fin du travail ».

Le pessimisme se justifie-t-il ?

Les prophètes de la fin du travail ont toujours eu tort, Rifkin comme les autres : d’après le Bureau international du travail, le taux de chômage mondial en 2016, pour la population des individus âgés de plus de 15 ans, s’élevait à 5,8 % de la population active. En 2000, date de la première statistique disponible pour cet indicateur, il montait à 6,4 %. Et dans les pays les plus riches et technologiquement avancés, on ne note aucun lien positif entre niveau d’innovation et chômage technologique. Selon l’International Federation of Robotics (IFR), c’est dans les usines allemandes et, dans une moindre mesure, suédoises et danoises que l’on trouve le plus de robots en Europe – ces statistiques datent de 2015. Pourtant, le taux de chômage est plus faible dans ces pays qu’en Finlande ou en France où les industries sont moins robotisées. La Corée du Sud est l’un des pays les plus robotisés au monde et bénéficie du plein-emploi. Que Rifkin ait eu tort par le passé ne signifie pas, en toute rigueur, que l’avenir ne lui donnera pas raison. Mais cette même rigueur devrait conduire à remettre sérieusement en cause ses prédictions. Malheureusement, la mine pénétrée que vous donne le pessimisme, même s’il vire à la posture plus qu’à l’analyse, vous donne aussi l’air de la vérité.

Vous vous insurgez aussi contre les législations qui rendaient jusqu’alors plus difficiles les licenciements…

Si les entreprises savent qu’elles auront des difficultés pour licencier, elles vont moins embaucher. En France, la législation incite les entreprises à recruter en CDD et en intérim, ce qui sépare le marché du travail en deux parties bien distinctes, les précaires et les autres. Freiner les destructions d’emplois freine aussi les créations. Ce processus ralentit la destruction créatrice schumpétérienne, l’innovation, la productivité et donc la croissance. La mutation du travail est une tragédie grecque : un déchirement. La peur de changer d’emploi, de changer de monde est naturelle. Mais cette tragédie est nécessaire au progrès.

La thèse schumpétérienne tient-elle encore ?

Les leçons de l’histoire et de l’analyse économique contemporaine sont univoques : le chômage technologique est un phénomène transitoire. Aujourd’hui, l’intelligence artificielle permet d’automatiser des métiers moins routiniers occupés par les « classes moyennes » et pas seulement les tâches répétitives. La plupart des emplois de conducteurs d’engins, de manutentionnaires, de responsables administratifs seraient appelés à disparaître d’ici une décennie ou deux, selon une étude d’Oxford University. Mais cette étude ne traite que du versant « destructeur » de la destruction créatrice. En outre, la grande majorité des emplois ne sont que partiellement automatisables. Ainsi, une étude du McKinsey Global Institute portant sur 46 pays et représentant 80 % de la force de travail mondiale a trouvé que moins de 5 % des emplois étaient susceptibles d’être entièrement automatisés et qu’environ 60 % comprenaient 30 % de tâches automatisables. Quand seulement une partie des tâches est automatisée, l’emploi peut augmenter. Dans l’histoire, ce second cas de figure s’est avéré le plus courant. L’introduction du métier à tisser au XIXe siècle a par exemple multiplié le nombre de tisserands. L’automatisation de certaines tâches entraîne des gains de productivité qui permettent de baisser le prix des vêtements. La demande de vêtements étant « élastique au prix », la technologie attire donc de nouveaux consommateurs, ce qui génère l’ouverture de nouvelles usines, de nouveaux magasins. Par ailleurs, en augmentant la productivité, l’innovation pousse à la hausse les rémunérations et donc la demande. Les salaires et les profits des secteurs à haute valeur ajoutée génèrent de nouvelles demandes de produits et de services, et créent de nouveaux emplois. Ce mécanisme baptisé « théorie du déversement » par Alfred Sauvy fonctionne encore aujourd’hui. Aux États-Unis, la création d’un emploi hautement qualifié génère localement 2,5 nouveaux emplois, principalement dans le secteur des services à la personne, de la restauration, du commerce, de la santé et de l’éducation.

En France, Schumpeter n’est guère audible…

Le spectacle l’emporte chez nous sur la véracité quand il s’agit d’économie. Pourtant, le chômage est sans doute l’un des domaines où l’on sait le plus de choses, raison pour laquelle de nombreux gouvernements l’ont combattu avec succès. En Allemagne, en Autriche, aux Pays-Bas, au Danemark, au Royaume-Uni, en Suisse, le problème du chômage est au mieux considéré comme réglé, au pire considéré comme secondaire. En France, en Italie, en Espagne ou en Grèce, le taux de chômage est élevé, proche de 10 % de la population active, mais ses causes n’ont rien à voir avec la technologie et tout avec le fonctionnement trop rigide du marché du travail et le manque de croissance. Avec la révolution de l’intelligence artificielle, les médecins, juristes, experts-comptables, journalistes vont devoir apprendre à s’en servir. Mais l’IA ne remplacera pas un médecin qui restera responsable d’une prescription. Le soin ne saurait se réduire à la technique. Les secteurs qui utilisent les technologies d’IA depuis le plus longtemps savent que la combinaison machine-humanité est celle qui permet de produire le plus de sécurité et de qualité. Ce qui est vrai pour l’aéronautique et la médecine l’est pour la justice ou le journalisme.

Nicolas Bouzou

• Directeur et fondateur du cabinet de conseil et d’études économiques Asterès depuis 2006, Nicolas Bouzou est également directeur d’études MBA Law & Management à l’université de Paris 1 Panthéon Sorbonne depuis 2008.

• Il a été membre du conseil d’analyse de la société, un organisme rattaché au Premier ministre, de 2011 à 2013.

• Cofondateur du think tank européen Le Cercle de Belem en 2015, il est l’auteur de Le travail est l’avenir de l’homme (éditions de l’Observatoire, 2017).

Ses lectures

• Les Désillusions de la liberté, de Pierre Bentata, éditions de l’Observatoire.

• Socrate au pays des process, de Julia de Funès, éditions Flammarion.

Auteur

  • Frederic Brillet