logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Le point sur…

« Il faut nourrir la biodiversité du marche du travail ! »

Le point sur… | publié le : 06.11.2017 | Frédéric Brillet

Image

« Il faut nourrir la biodiversité du marche du travail ! »

Crédit photo Frédéric Brillet

Le marché du travail se caractérise par une pluriactivité croissante et par une déconnexion avec la notion d’emploi, le statut de salarié étant désormais concurrencé par celui d’indépendant. Le libertariat vise à réconcilier liberté et sécurité pour s’adapter à ces évolutions.

Votre dernier livre s’ouvre par l’évocation d’une catégorie de travailleurs en pleine expansion, les slashers…

La France compte déjà 2,3 millions de pluriactifs, qui cumulent une activité salariale avec un travail d’indépendant ou plusieurs emplois salariés. Et ce chiffre ne tient pas compte de ceux qui développent des activités rémunératrices via les plateformes numériques – ebay, Uber, Le Bon Coin, Deliveroo… Le travail est devenu multiple et les individus se définissent désormais de façon polycentrique : je suis ingénieur commercial mais également professeur de yoga. Cela touche tous les métiers. Il faut nourrir et promouvoir cette biodiversité du marché du travail, car c’est elle qui permettra d’accroître l’insertion professionnelle et la participation d’un maximum d’actifs. Si le plein-emploi n’est sans doute plus atteignable, encourageons le plein travail ! Demain, de plus en plus d’actifs auront du travail mais pas forcément un emploi. Nous assistons à une déconnexion croissante entre emploi et travail, alors que c’était une caractéristique essentielle de la seconde moitié du XXe siècle.

Pourquoi, selon vous, le salariat étouffe-t-il le travail ?

Parce qu’il a cadenassé le travail ! La bureaucratisation du salariat – notre Code du travail est passé de 600 articles en 1972 à plus de 8 000 aujourd’hui – a enfermé les individus dans des jobs hyper-cadrés, subis, sans marge de manœuvre. Le salariat est prisonnier de ses lois, de ses acquis sociaux – qui protègent de moins en moins ceux qui en ont le plus besoin –, de la fausse perception d’un modèle monolithique protecteur, le CDI, et de ses contradictions. Et les employeurs versent dans l’injonction paradoxale quand ils demandent à leurs salariés, notamment aux cadres, d’être plus autonomes tout en renforçant le travail prescrit et le contrôle au moyen d’outils informatiques et de reporting. D’où les phénomènes de burn-out – épuisement professionnel – mais aussi de bore-out que décelait déjà Gallup dans une enquête réalisée en 2013 dans 142 pays : seulement 13 % des salariés français s’y déclaraient motivés par leur travail. En outre, le salariat est basé sur une relation de subordination, c’est-à-dire la possibilité pour un chef de donner des ordres, de contrôler leur exécution et de sanctionner. Cette « servitude volontaire » ne correspond plus aux aspirations des citoyens, qui ont soif de liberté.

Comment se traduit cette aspiration ?

Elle se traduit par l’essor du statut d’indépendant, qui concerne tous les types de travailleurs, notamment les plus les jeunes qui ont une relation compliquée à l’autorité. Aujourd’hui, nous sommes tous habitués à choisir notre vie sexuelle, notre pratique religieuse, notre façon de consommer… Pourquoi le monde du travail échapperait-il à cette tendance de fond ? Les mieux équipés pour se libérer du salariat sont les actifs les mieux formés ou exerçant une activité qui s’y prête : professions artistiques, informaticiens et ingénieurs, consultants en communication ou marketing, métiers de la santé…

Les pourfendeurs de cette évolution affirment que les chômeurs optent pour ce statut faute de mieux…

C’est faux, globalement. Une étude d’Eurofound de 2017 montre que 60 % des indépendants en Europe le sont par choix alors que 20 % subissent leur situation. En France, le libre choix monte à 71 % ! Les actifs de plus 50 ans sont 61 % à déclarer que l’indépendance était leur choix, contre 53 % pour les moins de 35 ans. Enfin, sans surprise, plus la qualification est élevée, plus la situation résulte d’un vrai choix. Cette soif d’indépendance résulte d’une véritable évolution de notre société et d’une attente des individus, notamment des plus jeunes.

Comment éviter que le gain de liberté ne se fasse au détriment de la protection des actifs ?

L’enjeu du marché du travail d’aujourd’hui est de réconcilier plusieurs contraires : liberté et protection, individualisme et besoin de collectif, agilité et prédictibilité. Dans le débat sur la flexicurité, on a opposé à tort les deux termes, réservant le besoin de flexibilité pour les entreprises et celui de sécurité pour les travailleurs. Mais les travailleurs veulent également de la flexibilité. Par exemple, pour leurs horaires de travail, 86 % des Français souhaitent la liberté de travailler au-delà du temps légal et 75 % de pouvoir travailler au-delà de l’âge de la retraite. À l’inverse, les entreprises ont aussi besoin de sécurité avec un cadre juridique ou fiscal stable. Nous ne réglerons pas les problèmes du travail du XXIe siècle avec les solutions inventées au XXe siècle. Il faut inventer de nouvelles formes de sécurité répondant à une nouvelle réalité du travail, beaucoup plus complexe, incertaine et protéiforme. La création d’un compte social unique – CSU – qui intégrerait tous les éléments de protection sociale d’un actif – formation, compte épargne temps, sécurité sociale, allocations-chômage, retraite, etc. – que ce soit en tant que salarié ou en tant que travailleur indépendant, est une idée que j’explore dans mon dernier livre.

Pour dépasser ces contradictions, vous en appelez à l’avènement du libertariat. Qu’entendez-vous par là ?

Le libertariat, c’est une adaptation du travail à l’environnement économique et social de notre siècle. Il s’agit de rendre le travail accessible au plus grand nombre, ce que ne parvient plus à faire le salariat dans sa forme actuelle. Le libertariat vise à réunir le meilleur des deux mondes, à savoir celui du salariat et du travail indépendant, à réconcilier liberté et sécurité. Pour cela, il faut se libérer des scories du droit du travail imaginé pour une société industrielle, inventer de nouvelles voies de représentation des actifs, combinant individualisation des conditions de travail, nomadisme croissant des travailleurs, dématérialisation des cadres de travail et enfin équiper les personnes pour qu’elles aient la liberté de choix dans la conduite de leur vie sociale et professionnelle. Ni les politiques, ni les syndicalistes n’ont encore mis à jour leurs logiciels. Mais la prise de conscience commence à émerger, et la vision d’un marché du travail devenu multiple, protéiforme et à géométrie variable fait son chemin.

Denis Pennel

→ D’abord responsable de l’information chez Deloitte France de 1994 à 1998, Denis Pennel a continué sa carrière comme directeur de la communication de Manpower France, de 1998 à 2005.

→ Directeur général de la World Employment Confederation depuis 2005, il a été reconnu en 2016 comme l’un des 100 professionnels des ressources humaines les plus influents au niveau mondial, dans le classement du magazine Staffing Industry Analysts.

→ Il a publié en 2013 Travailler pour soi : quel avenir pour le travail à l’heure de la révolution individualiste (éditions du Seuil) et en 2017 Travail, la soif de liberté (éditions Eyrolles).

Auteur

  • Frédéric Brillet