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L’interview

Alain Max Guenette : « Les peurs au travail sont multiformes »

L’interview | publié le : 03.10.2017 | Frédéric Brillet

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Alain Max Guenette : « Les peurs au travail sont multiformes »

Crédit photo Frédéric Brillet

Crainte de perdre son emploi, d’être mal jugé par les collègues ou les supérieurs : à des peurs au travail déjà nombreuses s’ajoutent celles liées aux évolutions de la relation client, renforcées par la contrainte des process et le manque d’autonomie, ainsi que par les manifestations de « leadership toxique ».

E & C : Quand les chercheurs ont-ils commencé à s’intéresser au lien entre travail et peur ?

A.-M. G. : Christophe Dejours dans son ouvrage de 1980, Travail et usure mentale, mettait déjà en lumière la notion de « système défensif » : les travailleurs taisent leurs peurs pour lutter contre l’anxiété et se protéger contre un danger ou un risque réel, cela ne manquant pas d’entraîner de la souffrance. Depuis ces travaux, le thème de la peur a ressurgi au détour d’un dossier dirigé par Bernard Paillard dans la revue Communication (1993, n° 57) intitulé « Peurs ». Hormis ces mentions, la question a été largement engloutie par l’idéologie du management dans les années 1980 et suivantes. On peut dès lors parler du renouveau du sujet depuis le milieu de la décennie 2000. Avec Sophie Le Garrec, codirectrice de cet ouvrage collectif, et des collègues, nous avions mis sur pied il y a une dizaine d’années, un premier colloque sur ce thème. Plus récemment, Sophie m’a proposé d’y revenir et d’en faire un ouvrage. Nous avons alors enclenché un travail analytique pluridisciplinaire sur ce thème.

Qu’est-ce qui caractérise les peurs au travail ?

Elles sont multiformes. Il y a la peur de ne pas trouver de travail, la peur de le perdre quand on en a un, de mal le faire, de subir des reproches ou des moqueries de la part de ses collègues, des supérieurs ou des clients. Enfin il y a la peur du lendemain liée aux incertitudes de l’économie qui amènent les entreprises à supprimer ou transformer de plus en plus vite les emplois.

Quelles sont les peurs les plus fortes ?

La peur de perdre son emploi est des plus significatives à notre époque marquée par une précarité grandissante, mais je ne pense pas qu’elle l’emporte sur les autres. Les entreprises se réorganisent en effet pour mieux répondre aux attentes des clients qui doivent de plus en plus évaluer les salariés sur leur capacité à y parvenir. La crainte d’être mal jugé s’étend donc aujourd’hui à la relation client. Pour ne rien arranger, le salarié se voit enjoint de suivre des processus précis qui brident son autonomie et l’empêchent parfois de faire ce qu’on lui demande, à savoir satisfaire le client ou l’usager.

Est-il facile d’exprimer ses peurs dans les organisations ?

Non, bien que le phénomène se généralise. La frontière entre ceux et celles qui ont peur et ceux et celles qui n’ont pas (encore) peur devient poreuse. Mais il convient de tenir compte des particularités des métiers pour appréhender la peur au travail de façon plus particulière comme l’a fait Marc Loriol dans Le temps de la fatigue (2000). Ainsi les infirmières ont tendance à mettre en avant la fatigue ou la peur et à en parler, au contraire des ouvriers qui ont tendance à les taire, expliquait-il.

Quelle attitude les employeurs adoptent-ils vis-à-vis de ces peurs ? Sont-ils dans le déni ?

Sans doute, quoique moralement, le déni n’est pas souhaitable et carrément inconvenant quand ces employeurs prétendent que les humains sont la principale richesse de l’entreprise. Et en cas d’« accident », les employeurs peuvent être tenus légalement responsables d’avoir négligé le bien-être de leurs collaborateurs. Cela dit, le fait de pouvoir compter sur une armée de chômeurs pourrait expliquer des marques d’irresponsabilité de la part d’employeurs peu scrupuleux.

Quelles sont les peurs au travail qui augmentent ?

Selon Sophie Le Garrec, le désenchantement au travail dû à l’individualisation du traitement des salariés depuis les années 1980 a deux conséquences. D’une part, un phénomène de « psychologisation » qui consiste à accuser les individus d’insuffisances plutôt qu’interroger l’(in)organisation du travail comme je l’ai d’ailleurs signalé dans un ouvrage collectif antérieur intitulé Travail et fragilisation : le management et l’organisation en question (2004). D’autre part, le désenchantement au travail a une deuxième conséquence, la « détraditionnalisation » : ce concept emprunté au sociologue Jacques Delcourt renvoie à la désintégration des formes traditionnelles de la vie sociale. Ces deux phénomènes, note Sophie Le Garrec, conduisent en cas d’échec à rendre coupable l’individu au travail, taxé d’incompétence ou de faiblesse. Ses recherches montrent enfin l’émergence de la peur du déclassement et la peur de l’Autre dans une société qui valorise la compétition au détriment du collectif et entraîne les individus à intégrer des valeurs anxiogènes.

Le livre explique aussi que le climat de peur découle pour beaucoup de comportements managériaux toxiques…

Sandrine Frémaux et Yvan Barel se sont attaqués, dans notre ouvrage, à la question du leadership moderne, qui renvoie au mode de légitimité charismatique dont le sociologue allemand Max Weber disait qu’il pouvait conduire au pire. Leur contribution offre d’abord une revue de la littérature sur la question du leadership pervers, abordé sous l’angle du profil psychologique et de l’organisation du travail. S’appuyant sur les apports de Christophe Dejours, notamment dans Souffrance en France (1998), ils montrent que les menaces, sanctions et injustices imprègnent les conduites des hommes et des femmes gouvernées par la peur. La situation dans les organisations provoque en effet une « banalisation du mal » qui amène les individus à se comporter selon des normes que leur morale réprouve. L’analyse de Frémaux et Barel met en évidence les facettes du leadership « toxique », moins porté par une logique de valeur que par une logique manipulatoire où la séduction, la paradoxalité et le formalisme ajoutent à l’irresponsabilité. Ceci est d’autant plus embêtant que ces modalités de management sont de plus en plus fréquentes au sein de nos technocraties contemporaines qui favorisent les profils narcissiques.

Globalement dans quels pays les peurs au travail sont-elles plus ou moins fortes ? Y a-t-il des modèles et contre-modèles ?

Il n’y a pas d’étude exhaustive à ma connaissance sur ce sujet. Ceci étant, l’ergonome François Daniellou a mis en relief la différence en matière de lean management entre les pratiques suédoise et française. Il montrait que cette forme d’organisation provoquait de grandes souffrances en France, contrairement à la Suède. C’est que, expliquait-il, les pays du nord manquant de bons ouvriers se sont employés à les choyer. De plus, la Suède bénéficie d’un taux de syndicalisation d’environ 60 % contre moins de 9 % pour la France, caractérisée par une défiance dans les relations sociales.

Cette analyse des peurs au travail vaut-elle pour les professions indépendantes ?

Il n’y a pas en effet que les salariés qui sont susceptibles d’avoir peur et il vaut la peine d’éclairer celles des indépendants : professions libérales, artistes, médecins, avocats, plombiers, etc., travailleurs eux aussi. Nous n’avons pas axé notre travail sur ces travailleurs mais d’autres auteurs l’ont fait.

Alain Max Guenette professeur en RH

Parcours

> 2017 : publication des Peurs au Travail aux Éditions Octares, ouvrage collectif codirigé avec Sophie Le Garrec.

> Depuis 2001 : professeur à la HEG Arc, Neuchâtel et Delémont, HES-SO (Haute école spécialisée de Suisse occidentale en gestion, ingénierie, santé).

> Après des études d’économie et de droit à l’Unil (université de Lausanne), il a connu une expérience professionnelle d’une quinzaine d’années dans le monde de l’entreprise.

Lectures

Penser le travail pour penser l’entreprise, d’Olivier Favereau, Alexandra Bidet, Jean-Marc Le Gall, Helena Lopes, Roger Baudoin et Amélie Seignour, éd. des Presses des Mines, 2016.

Le travail peut-il devenir supportable ?, de Michel Gollac et Yves Clot, éd. La Découverte, 2014.

Auteur

  • Frédéric Brillet