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L’interview

Gregory Verdugo : « Les accords de branche protègent des inégalités salariales »

L’interview | publié le : 26.09.2017 | Lydie Colders

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Gregory Verdugo : « Les accords de branche protègent des inégalités salariales »

Crédit photo Lydie Colders

La réforme du Code du travail va fournir plus de latitude aux entreprises pour négocier certains éléments du salaire comme les primes. Mais la souplesse a ses limites. En Europe, les dérogations données aux entreprises pour contourner les accords de branche ont aggravé les inégalités salariales.

E & C : Dans votre livre, vous établissez le bilan de l’évolution des inégalités salariales dans le monde depuis trente ans. Comment la France se situe-t-elle aujourd’hui par rapport aux autres pays ?

G. V. : Depuis les années 80 jusqu’à aujourd’hui, la France est l’un des pays où les inégalités salariales demeurent les plus faibles : en 2013, le ratio entre les hauts salaires d’un cadre supérieur et les bas salaires d’un employé non qualifié était ainsi de 2,8 en France contre 5 aux États-Unis, par exemple. L’augmentation massive des diplômés de l’enseignement supérieur en France et le Smic permettent une relative équité, même si la précarité augmente. Ces écarts de rémunérations sont aussi relativement faibles en Italie ou dans les pays nordiques, ces derniers ayant toujours eu un fort taux de syndicalisation. En revanche, depuis les années 1990, les inégalités ont fortement augmenté aux États-Unis et au Royaume-Uni, en raison de l’affaiblissement des syndicats et de la baisse du nombre de salariés couverts par des accords d’entreprises. Alors qu’un diplômé du supérieur américain gagnait 40 % de plus qu’un diplômé du secondaire dans les années 1970, il gagne plus du double aujourd’hui.

Les accords de branche fixant les minima salariaux réduisent-ils les inégalités ?

Oui. On constate que plus les négociations fixant les minima salariaux sont centralisées dans un pays, comme en Suède ou en France, moins les inégalités se creusent. En France, où 92 % des salariés sont couverts par une convention collective et où le Code du travail impose par ailleurs des négociations annuelles sur les salaires en entreprise, les inégalités sont assez faibles. On sait que les accords de branche influent aussi sur les négociations en entreprise, ce qui explique qu’au final les salaires soient restés assez dynamiques en France pendant la dernière crise : le salaire mensuel de base a augmenté de 14 % entre 2008 et 2017. En revanche, dans les pays comme l’Allemagne ou l’Espagne qui ont fortement décentralisé la négociation salariale au niveau des entreprises, le fossé entre les bas et les hauts salaires s’est nettement creusé. Aujourd’hui, seule la moitié des salariés allemands sont couverts par un accord de branche ou de région fixant les salaires minimaux, soit 30 % de moins que dans les années 1980.

Quelle est la situation précise en Allemagne ?

Pour préserver l’emploi face à la concurrence des pays de l’Est, la législation allemande a donné la possibilité aux PME exportatrices de déroger aux accords de branche fixant les salaires minimaux. Ces dernières ont visiblement utilisé ce dispositif car les écarts de rémunérations ont augmenté : aujourd’hui, un cadre allemand gagne en moyenne trois fois plus qu’un ouvrier non qualifié. Cet écart était de 2,5 dans les années 1990. C’est la raison pour laquelle l’Allemagne a créé un Smic en 2015 sous la pression sociale pour tenter d’endiguer ce problème.

Quel rôle le Smic joue-t-il dans ces inégalités ?

Il joue évidemment un rôle majeur pour réduire les écarts de rémunérations des salariés du bas de l’échelle, surtout en période de stagnation des salaires. En France, de nombreux travaux montrent aussi que son montant élevé et indexé sur l’inflation influe aussi sur les négociations des minima de branche en faveur des salariés à faibles revenus, moins sur les catégories intermédiaires. Même si en raison de la faible inflation, le Smic augmente moins vite depuis 2015, sa revalorisation systématique permet de conserver globalement une bonne dynamique des salaires. Dans d’autres pays qui ont opté pour un Smic beaucoup plus diversifié – au Royaume-Uni, il peut ne pas être revalorisé en période de récession par exemple – il ne joue pas ce rôle d’amortisseur : en Angleterre, depuis 2008, le salaire moyen ajusté de l’inflation a baissé de 2,5 % et les rémunérations les plus basses ont chuté de 3,5 %.

Que pensez-vous des politiques européennes qui encouragent la flexibilité du travail ?

Pour éviter que les entreprises ne licencient en masse après la crise de 2008, les gouvernements ont été poussés par l’Europe ou le FMI à développer la “marge intensive”, en permettant aux entreprises de diminuer les salaires ou le nombre d’heures travaillées pour préserver l’emploi plutôt que de pratiquer la marge “extensive” qui se traduit par des licenciements. L’idée que les ajustements se fassent par le coût du travail plutôt que par les plans sociaux massifs peut se comprendre lorsque le marché ne répond plus. En revanche, cette politique montre très vite des effets pervers sur l’égalité salariale. En Espagne, la réforme de 2012 stipule que les accords d’entreprise – sous réserve d’accord des syndicats – peuvent prévaloir sur les accords de branche, concernant le salaire de base, les heures supplémentaires ou les primes. Résultat : si les rémunérations des cadres espagnols se sont maintenues, celles des employés faiblement rémunérés se sont effondrées de 20 %, ce qui est énorme.

Cette flexibilité salariale joue-t-elleun rôle dans la préservation de l’emploi des salariés les moins bien qualifiés ?

Il est très difficile d’évaluer si ces réformes permettant de diminuer les salaires dans certaines entreprises permettent d’éviter le chômage. C’est un point très controversé. La reprise naturelle du marché peut jouer aussi, indépendamment des mesures gouvernementales. Certaines études menées au Portugal suggèrent que des accords de branches sur les salaires signés juste avant la crise de 2008 auraient amené les entreprises à licencier davantage. Je pense que la rigidité des salaires peut être un frein lors d’un retournement brutal de la conjoncture pour des entreprises fragiles. Face à un choc économique d’ampleur, négocier un accord diminuant les rémunérations peut permettre à certaines de préserver l’emploi, à la marge. Mais il faut de solides garde-fous, comme une durée limitée et des politiques de prime d’activité pour éviter que cette baisse qui affecte surtout les moins payés ne génère des inégalités.

Gregory Verdugo économiste

Parcours

> Maître de conférences en économie à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et chercheur associé à l’OFCE, Gregory Verdugo est spécialisé dans la recomposition du marché du travail en France.

> Entre 2009 et 2013, il a travaillé à la Banque de France, où il était chargé du suivi du marché du travail européen.

> Il a publié Les nouvelles inégalités du travail, paru en juin 2017 aux presses de Sciences Po.

Lectures

Les ennemis de l’emploi : le chômage, fatalité ou nécessité ?, Pierre Cahuc, André Zylberberg, Flammarion, 2015.

Dialogue social et performance économique, Marc Ferracci, Florian Guyot, Presses de Sciences Po, 2017.

La Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Louis Chauvel, Le Seuil, 2016.

Auteur

  • Lydie Colders