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L’interview

Agnès Vandevelde-Rougale : « La novlangue managériale ajoute a la souffrance d’un salarié harcelé »

L’interview | publié le : 05.09.2017 | Lydie Colders

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Agnès Vandevelde-Rougale : « La novlangue managériale ajoute a la souffrance d’un salarié harcelé »

Crédit photo Lydie Colders

À force d’étouffer tout sentiment négatif, le discours de l’entreprise, professionnel et positif, exerce une violence supplémentaire à l’encontre d’un salarié harcelé, qui ne peut exprimer son ressenti. Il faudrait libérer la parole et sortir du prêt-à-penser formaté.

E & C : Dans votre livre, vous évoquez la violence du discours managérial que subit un salarié victime de harcèlement. Qu’entendez-vous par là ?

AGNÈS VANDEVELDE-ROUGALE : Dans le monde du travail, l’expression d’émotions négatives est réprouvée, car cela va à l’encontre du discours managérial dominant qui repose sur la performance et le développement personnel et professionnel : il faut être dynamique, bien dans son travail, positif. L’entreprise sollicite certaines manifestations émotionnelles, comme le sourire, mais en proscrit d’autres, comme l’expression de la peur ou les pleurs. Or, en cas de harcèlement, quand le salarié ose enfin parler de son problème, il est souvent à bout. Mais s’il manifeste des émotions négatives, il va se retrouver en porte-à-faux par rapport à cette vision idéale du collaborateur qu’il a intériorisée sous l’emprise de la rhétorique managériale. Pour tenter de se faire entendre, il est donc contraint de se plier à cette novlangue de l’entreprise, qui ne lui permet pas de dire l’intensité de sa souffrance. Cet empêchement à exprimer son ressenti constitue une violence supplémentaire pour le salarié.

Cette impossibilité d’exprimer la souffrance au travail n’a-t-elle pas toujours été vraie en entreprise ?

Il a toujours été difficile d’évoquer son mal-être avec son employeur. Mais, avec la crise, la peur d’exprimer des sentiments négatifs, y compris dans les cas de harcèlement moral, est exacerbée par la crainte de perdre son emploi. L’injonction d’être positif au travail se renforce. On le voit avec le développement de formations qui proposent des modes d’emploi aux salariés pour canaliser leurs émotions et les transformer en énergie positive dans l’organisation. Cette évolution a une implication directe sur le rapport au langage, sur ce qu’il est permis de dire ou non et de quelle manière. Il faut de plus en plus aligner son vocabulaire sur celui de l’entreprise, et cet effort de rhétorique est coûteux pour un salarié en souffrance.

Vous dites que cette violence du discours concerne aussi les DRH…

Oui, le problème est que le harcèlement moral est très subjectif. Il naît d’une accumulation de petites choses, de remarques faites à un salarié sur son attitude, d’humiliations, de mises à l’écart ou de conflits répétés avec des collègues ou son manager qui, à la longue, dégradent ses conditions de travail. Si un salarié s’en ouvre au DRH, c’est que la situation n’est plus supportable. Or le DRH va certes chercher à comprendre le mal-être du salarié mais surtout à objectiver la situation. Il lui faut des faits, pas des émotions. Il peut donc en résulter une mise en mots de l’expérience qui peut lui sembler insignifiante, apparaître comme une simple incapacité à gérer les petits conflits du quotidien, par exemple. On oppose ainsi à la souffrance du harcèlement un discours corseté et formel. Et le salarié a le sentiment que sa demande d’aide n’est pas entendue.

Toutes les entreprises ne sont pas aussi fermées à la prise en compte de la souffrance des salariés…

C’est vrai. Les DRH sont plus sensibles qu’avant aux risques psychosociaux. Mais ils sont eux-mêmes pris dans des injonctions contradictoires, de par leur fonction, entre appui des salariés et protection des intérêts de l’entreprise. Si la politique des dirigeants met l’accent sur le bien-être des salariés, il est fort probable que le salarié harcelé sera dans une certaine mesure soutenu par les RH, par l’organisation de réunions de conciliation entre les parties, voire du soutien psychologique. Dans mes recherches, j’observe néanmoins que ces aides prescrites par l’entreprise n’ont pas forcément l’effet espéré : les salariés harcelés finissent par quitter l’entreprise, alors que les personnes aux pratiques harcelantes tendent à rester en poste… En outre, utilisés seuls, ces soutiens sont ambivalents : ils peuvent renvoyer à l’idée que le salarié est à l’origine du problème, ou bien qu’il ne sait pas s’aider lui-même, autre injonction de la novlangue managériale.

Vous êtes critique sur la sémantique des chartes de prévention contre le harcèlement. Pour quelle raison ?

Ces chartes ont le mérite d’attirer l’attention sur le problème du harcèlement et constituent un appui pour les salariés, les DRH et les syndicats sur la marche à suivre. Le problème, c’est qu’elles utilisent un vocabulaire très procédural.

Les termes utilisés comportent souvent des injonctions de comportement, des rigidités de procédure qui peuvent bloquer le salarié harcelé. Il y a toujours l’idée de « se prendre en main », propre au discours managérial moderne. Par exemple, le document peut être formulé ainsi : « En cas de harcèlement, vous devez le signaler. Vous devez d’abord aller voir la personne avec qui vous avez un problème, puis le DRH ». Or, pour le salarié, aller rencontrer son “harceleur” est très souvent impossible, tellement le harcèlement est vécu comme une attaque ! Là où l’entreprise se veut ou se dit protectrice, cette grille de lecture et la difficulté à la mettre en œuvre peuvent alors renforcer la souffrance du collaborateur.

Comment dès lors améliorer la prise en charge du harcèlement par les RH ?

Il faut libérer la parole en entreprise. Les DRH devraient encourager les gens à s’exprimer sans les catégoriser : il n’y a pas d’un côté un salarié harcelé et de l’autre un chef harceleur, en tout cas pas seulement. Un manager peut devenir violent envers un collaborateur à force de taire son inquiétude sur l’atteinte d’objectifs, par exemple. Le harcèlement peut aussi naître des problèmes d’organisation qu’il faut interroger, ce que ne permet pas une simple réunion de conciliation. Il faudrait encourager les manifestations émotionnelles en toute liberté, pour permettre de mieux appréhender l’intensité de ce que vivent les collaborateurs.

Bien sûr, cela ne peut pas se faire dans n’importe quel cadre. Une solution pourrait être de créer des fonctions d’appui pour les salariés, des espaces de parole qui partiraient de leurs récits pour identifier les dysfonctionnements qui génèrent du harcèlement. Cela demande du temps mais les entreprises y gagneraient. Car, à force d’étouffer l’expression de la crainte ou de la peur, elles contribuent à perpétuer le mal-être au travail.

Agnès Vandevelde-Rougale Socio-anthropologue

Parcours

> Docteure en anthropologie et sociologie, Agnès Vandevelde-Rougale est chercheure associée au Laboratoire du changement social et politique (LCSP) de l’université Paris Diderot et membre du conseil d’orientation du Réseau international de sociologie clinique (RISC).

> Elle a contribué au Dictionnaire des risques psychosociaux dirigé par Philippe Zawieja et Franck Guarnieri (Le Seuil, 2014). Elle est l’auteur de La novlangue managériale, emprise et résistance, paru en 2017 aux éditions Érès.

Lectures

Micro-violences : le régime du pouvoir au quotidien, Simon Lemoine, CNRS éditions, 2017.

Les Heures souterraines, Delphine de Vigan, Lattès, 2009.

Le Partage social des émotions, Bernard Rimé, PUF, 2005.

Auteur

  • Lydie Colders