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Temps de travail : Forfait jours : ce qui coince encore

L’enquête | publié le : 04.07.2017 | Marie-Madeleine Sève

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Temps de travail : Forfait jours : ce qui coince encore

Crédit photo Marie-Madeleine Sève

Cette formule atypique du temps de travail pour les salariés autonomes, est régulée depuis des années par les arrêts de la Cour de cassation. La loi Travail a décalqué cette jurisprudence afin de sécuriser les dispositifs passés et à venir en entreprise. Toutefois le contrôle et la mesure de la charge de travail restent un nœud gordien. Les DRH ont intérêt à veiller à leur effectivité.

Le 14 décembre 2016, tombait un arrêt de la Cour de cassation, déclarant « nulle », la clause de forfait en jours d’un salarié du cabinet immobilier breton Bras, licencié en 2009. Et ce, au motif qu’il n’avait pas eu l’entretien annuel pour faire le point sur sa charge de travail des douze derniers mois. La Haute juridiction a, de surcroît, estimé que la convention de branche n’était « pas de nature à garantir que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assure une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé ». Résultat : le cabinet a été condamné à verser au plaignant 47 100 euros au titre des heures supplémentaires, 13 000 euros au titre des repos compensateurs et 6 000 euros au titre des congés afférents à ces deux cas de figure. Soit 66 000 euros au total.

Une note salée, qui est loin d’être exceptionnelle. Et qui risque de faire tache d’huile dans un secteur qui compte beaucoup de TPE, à l’assise financière parfois friable. La juridiction suprême a déjà annulé plusieurs accords de ce type(1) s’inspirant de son arrêt en date du 29 juin 2011, qui énonçait les conditions de validité de ce régime atypique. Se fondant sur le droit à la santé et au repos, les juges ont imposé le respect des durées maximales de travail, ainsi que des repos journaliers et hebdomadaires, reprenant en cela les résolutions du droit européen. Une fois l’accord de branche cassé et annulé, par ricochet les forfaits individuels en découlant sont nuls, le bénéficiaire pouvant solliciter des rappels de salaire pour les heures effectuées au-delà des 35 heures légales. Une insécurité juridique majeure pour les entreprises ! D’autant plus que deux syndicats tenaces, la CFE-CGC et l’Ugict-CGT, ont saisi pour la 4e fois depuis 2001, la Conseil de l’Europe (lire p. 20), en remettant en cause les lois françaises. « Ces coups de boutoir successifs ont fragilisé le forfait jours, observe Sylvain Niel, avocat associé au cabinet Fidal. Les gouvernements, quelle que soit leur approche, ont essayé de recoudre, de reconsolider le dispositif en rajoutant des contraintes. Ce qui affole les entreprises ». Les contentieux sur le sujet auprès de la Cour de cassation, même s’ils ne pèsent que 6 % de son activité, ont augmenté de 75 % en deux ans, passant de 48 arrêts en 2014, à 84 en 2016.

Rattrapage des accords opérationnels

La loi El Khomri, du 8 août 2016, lève cette chape de plomb. Elle introduit, trois conditions de santé-sécurité rendant licites les nouveaux accords conclus : 1/les modalités d’évaluation et de suivi régulier de la charge de travail ; 2/les modalités de communication périodique employeur/salarié ; 3/les modalités du droit à la déconnexion. Ce qui intéressera les 280 branches (sur 750) qui ne se sont pas encore penchées sur la question. Et quid des accords antérieurs dépourvus de ces dispositions ? « La loi prévoit un cadre supplétif qui les sécurise, explique Déborah David, avocate associée au cabinet Jeantet. Autrement dit l’employeur peut combler unilatéralement les carences de l’accord collectif, ce que la jurisprudence n’admet pas. » À charge pour lui, d’établir un document de contrôle du nombre de jours travaillés ; de s’assurer que la charge de travail est compatible avec le respect des temps de repos(2) ; d’organiser au moins une fois par an un entretien avec le salarié pour évoquer sa charge de travail, la manière dont il l’organise, l’articulation de sa vie professionnelle et personnelle, sa rémunération.

Tout élément qu’a parfaitement intégré le nouveau contrat social du géant du nucléaire New Areva (lire p. 21). « De fait, en ajoutant cet entretien entre le salarié et son responsable, la loi Travail, réinvente les garanties qu’avait prévues la loi Aubry créant les forfaits jours en 2000. Celle-ci prévoyait une sorte d’observatoire de la charge de travail, en instaurant un rapport annuel sur le sujet à défendre devant le CE. Une garantie collective qui est désormais une garantie individuelle », observe Pascal Lagoutte, avocat associé au cabinet Capstan.

Ce rattrapage des accords opérationnels ne fait pas le bonheur des syndicats. Celui de la CFE-CGC, bien sûr, vent debout contre un volume horaire pas assez encadré à ses yeux, et qui explose pour les cols blancs forfaitisés. Mais aussi celui de la CFDT-Cadres. « Nous avions proposé au ministère de mettre une obligation de renégocier les accords existants, mais nous n’avons pas été entendus, fulmine Jean-Claude Barboul, son secrétaire général. Ce qui autorise un ripolinage de pratiques déviantes. » Car il ne suffit pas d’afficher un texte au cordeau pour être un bon élève en la matière. Décathlon par exemple, qui a revu en 2013 son accord 2012 sur le temps de travail « insuffisant », est encore pointé du doigt par les tracts et blogs syndicaux de la CFE-CGC et de la CFDT pour faire crouler ses chefs de rayon à bac + 2, + 3, sous les tâches – ouverture et fermeture des magasins, déménagements de rayons tard le soir, réunions nocturnes et matinales, inventaire, remplacements des vendeurs absents, etc. – « Le tout payé 2 166 euros bruts par mois à 55 heures par semaine, raconte Veronica Freixeda, avocate toulousaine qui a centralisé les dossiers d’une trentaine d’entre eux depuis 2011. Est-ce normal ? »

Et des entreprises qu’on penserait vertueuses, telle Saint-Gobain PAM (Pont-à-Mousson, 2 200 salariés), sont à la peine. En 2000, l’industriel a mis d’office au forfait jours ses 330 cadres, même ceux intégrés en usine et liés à l’horaire collectif. « On fonctionne sur la confiance. Il n’y a pas de suivi des jours travaillés, ni des temps de repos, déplore Didier Rivelois, délégué syndical central CFE-CGC. Depuis la crise de 2008, et la baisse des effectifs, ça se dégrade. Certains frôlent le burn-out. Nous alertons la direction depuis plusieurs années, car les collègues ne parlent pas de peur de perdre leur emploi. » Le chantier est désormais ouvert, une expertise a été commandée à Secafi par le CHSCT.

Comment mesurer la charge de travail ?

Or c’est bien là que le bât blesse. Alors même que les entreprises plébiscitent le forfait jours, qui apporte de la souplesse dans leur organisation comme l’a bien saisi La Redoute (lire p. 23) qui en a fait un levier de changement, tout comme les cadres plutôt satisfaits, et pour lesquels il n’est pas question de revenir en arrière : 13,6 % des salariés à temps complet du secteur privé sont concernés fin 2015. « Comment éviter l’épuisement ? Est-ce que 11 heures de repos quotidien est suffisant ? », s’interroge Sylvain Niel chez Fidal. Et comment mesurer la charge de travail sans compter les heures ? Sans faire du flicage non plus ?

Ces antinomies avec la notion d’autonomie obligent les DRH à revoir les usages, et à se montrer créatifs. Certains, telle Bucher Vaslin (lire p. 24) ou Michelin(3), ont installé des badgeuses en leurs murs, avec l’accord de la Cnil. Il faut alors faire de la pédagogie. « L’objectif est de libérer la parole et de briser le tabou sur la surcharge de travail. La pointeuse devant le tourniquet d’entrée et de sortie des locaux, permet de vérifier que le cadre n’est pas présent sur site plus de 11 heures par jour 5 fois par mois. Sinon, il y a alerte, et cela déclenche illico la discussion avec le n + 1, explique Christine Chanussot, DS CFDT à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme). Après huit mois, les mentalités des 5 000 cadres changent : il y a 50 alertes par mois, qui donnent toutes lieu à un entretien. » Chez Capgemini, qui suit de près le système auto-déclaratif des salariés, on compte par ailleurs sur le collectif de travail pour tirer le signal d’alarme. « Sur un projet, le collaborateur n’est jamais seul, l’équipe voit vite s’il y a une surcharge inhabituelle », expose Bruno Dumas, le directeur des affaires sociales en France. Lequel, comme tout DRH a intérêt à le faire (cf. interview ci-contre), trace les deux entretiens annuels sur le sujet.

Reste un sérieux verrou : les PME de moins de 50 salariés demeurent au bord du chemin. Elles ne peuvent pas signer d’accord, sauf par un salarié mandaté. Elles dépendent donc grandement des accords de leur fédération. Celle de la plasturgie, qui dénombre au bas mot 88 % de PMI dans son secteur, a conclu un accord spécifique exemplaire en 2013 (lire p. 22). Celle de la pharmacie, le Leem, qui a signé le 16 janvier dernier le 1er accord type de branches sur la loi El Khomri, incluant le forfait jours, attend toujours son extension. Sur ce point-là, il y a urgence. M.-M. S.

1 La Cour de cassation a retoqué les conventions le forfait jours de plusieurs branches, dont le bâtiment, le commerce de gros, l’habillement, les experts-comptables, l’industrie chimique, le notariat, le Syntec (renégociées par un avenant du 1er avril 2014), le commerce et la réparation automobile.

2 10 heures par jour, 35 heures hebdomadaires, et pas plus de 48 heures par semaine, ou 44 heures sur 12 semaines consécutives.

3 Voir Entreprise & Carrières n° 1305, du 4 octobre 2016.

Point de vue : Pascal Lagoutte, Avocat associé au Cabinet Capstan
« La jurisprudence ne sécurisait pas les bonnes pratiques RH »

Par des dispositifs supplétifs, la loi Travail sécurise les accords sur les forfaits jours déjà actifs en entreprise en prenant en compte les bonnes pratiques portées par les RH, ce que négligent les jurisprudences. Car tel ou tel DRH pouvait avoir déjà organisé en interne des rencontres régulières entre les salariés et leur hiérarchique, incité à des échanges informels, être à l’écoute, consulter le CE, cadrer les mails trop tardifs… il lui faut tout de même compléter l’accord initial en cas de carence majeure dans le texte, ou en signer un nouveau. Je recommande à tous mes clients de réaliser un document unilatéral, listant les solutions mises en œuvre, et de le soumettre aux élus du personnel. Il s’agit aussi de garder les comptes rendus des entretiens, le relevé des compteurs des jours travaillés et de repos (JNT ou congés divers) en s’assurant qu’ils sont bien remplis, réguliers et sincères, et de pallier aux hiatus ainsi révélés. Les juges veulent vérifier la matérialité des dispositifs. Les DRH doivent également raisonner en termes de preuves.

Auteur

  • Marie-Madeleine Sève