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L’interview

Michel Offerlé : « Le métier de patron est fantasme plus que véritablement connu »

L’interview | publié le : 27.06.2017 | Frédéric Brillet

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Michel Offerlé : « Le métier de patron est fantasme plus que véritablement connu »

Crédit photo Frédéric Brillet

Le groupe patronal, très hétérogène, a été très peu étudié en sciences sociales et, à l’égard de cette population, le jugement précède souvent l’analyse. Un ensemble d’entretiens appronfondis qui n’ignorent pas les règles de la sociologie permet une meilleure apréhension du monde ordinaire des patrons.

E & C : Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire un ouvrage* sur les patrons ?

MICHEL OFFERLÉ : Je travaille depuis maintenant dix ans sur les mondes patronaux. Au départ, il s’agissait d’un exercice pédagogique d’entretiens approfondis avec des étudiants de master autour du métier de patron. Cet exercice s’est poursuivi avec le concours de chercheurs confirmés pour aboutir finalement à une publication qui tend un miroir aux chefs d’entreprise, aux universitaires et à un public plus large sur le monde ordinaire des patrons en France.

Dans quelle mesure la forme du livre d’entretiens permet-elle de mieux comprendre le mode de fonctionnement des patrons ?

Nous avons voulu sortir d’un discours sur les patrons pour mettre en pratique quelques règles simples de la sociologie qui ne leur ont guère été appliquées, par exemple celle qui consiste à s’interroger avec eux/elles, sur les manières très diverses de devenir patron, sur les façons de le rester et sur leurs préoccupations et activités très concrètes et quotidiennes. Bref qui sont-ils/elles, que font-ils/elles, comment vivent-ils/elles leur vie, professionnelle mais aussi familiale et affective – les patrons n’agissent jamais seuls –, et sociale – « tête dans le guidon », engagements, voire loisirs.

Vous écrivez que « le métier de patron est fantasmé, vilipendé ou héroïsé plus que véritablement connu ». Pourquoi le jugement précède-t-il l’analyse ?

Les mondes patronaux sont très peu étudiés en sciences sociales. Les gestionnaires et économistes s’intéressent peu à la sociologie de ces acteurs. L’angle sous lequel les journalistes économiques parlent des patrons relève plus de l’analyse de la réussite ou de l’innovation que de l’intérêt pour des trajectoires « normales ». Plus généralement, il y a des chaînes d’associations qui, selon les publics, relient patrons à exploiteurs, « salauds », riches, consommateurs ostentatoires, voire inculture, avidité et matérialisme.

Il faudrait commencer par rappeler toujours quelques chiffres méconnus : il y a plus de 3 millions d’entreprises en France, un peu moins de 2 millions de chefs d’entreprise(s), 1,2 million d’employeurs (au moins un salarié), et 150 000 chefs d’entreprise de plus de 10 salariés.

Qu’est-ce qui motive à devenir patron ?

Les motivations sont diverses. Certains patrons inscrits dans une logique « budgétaire » considèrent s’adonner à un travail purement alimentaire qui, même mal rémunéré, permet d’assurer une activité indépendante et d’échapper au salariat. Ceux-là veulent souvent rester « petits », gérer en « bon père de famille ». Plus assis, les entrepreneurs patrimoniaux s’inscrivent dans une « logique capitaliste » de profitabilité, mais adossée à la recherche de la pérennisation de l’entreprise familiale, d’un nom, d’un produit, ce qui conduit à une modération dans l’âpreté au gain. Quant à la logique financière qui définit la grande entreprise contemporaine, bien caractérisée par le rapport Viénot 2, de 1999, elle s’impose – et est acceptée souvent sans réticences – aux grands managers des entreprises mondiales.

Vous évoquez « l’ethnocentrisme patronal » dans votre ouvrage. Comment cet ethnocentrisme se manifeste-t-il dans leurs propos ?

Comme toute catégorie sociale, les patrons ont des visions du monde qui varient selon leur position. Les plus petits, qui se vivent engagés parfois corps, âme et biens dans leur entreprise – « C’est mon bébé », « J’y passe ma vie » –, ne supportent pas le fonctionnaire – le feignant –, les réglementations et leurs desservants (le fisc, l’Urssaf), le banquier, voire les syndicats. Ils veulent aussi clairement se distinguer de « ceux d’en haut » avec leurs gros salaires, leurs parachutes dorés qui ne savent pas, selon eux, ce qu’est vraiment être patron.

Les grands patrons, généralement beaucoup plus diplômés, ont une vision du monde bien différente : ils ont la possibilité de déléguer et de choisir ce qui leur paraît essentiel et intéressant, mais ils sont plus ou moins tenus par des actionnaires.

Mais tous les patrons partagent une égale méfiance, certes exprimée différemment (« tous pourris » ou « incompétents en économie ») à l’égard des hommes politiques de tous bords, qui leur apparaissent très éloignés des réalités de l’entreprise.

Comment les patrons conçoivent-ils leur responsabilité sociale ?

Les politiques sociales, telles qu’elles sont racontées par nos interlocuteurs, couvrent un très large spectre. Du paternalisme assumé – on s’entend bien mais « on n’est pas mariés ensemble » – en passant par la fierté d’avoir créé des emplois, jusqu’à l’assomption réflexive ou brutale de la destruction dite créatrice pour pérenniser l’entreprise, comme l’explique un grand patron qui déclare : « Au lieu de licencier les vieux, j’ai ajouté une couche de Chinois à bon marché pour réduire les coûts. »

Là encore, les patrons ne sont pas égaux entre eux, celui qui dit – et veut – tout faire lui-même ne ressemble pas à celui, comme disent les plus petits, qui n’a qu’à presser sur un bouton pour faire venir le DRH. Les petits chefs d’entreprise n’hésitent pas à parler de leurs éventuelles petites ou grandes infractions à la législation sociale qui leur apparaît inapplicable. Ils en parlent plus facilement que de celles qu’ils commettent à l’encontre du fisc.

Qu’est-ce qui les divise ?

Le groupe patronal – PCS 2 de l’Insee plus les cadres d’état-major –, est le groupe le plus hétérogène socialement, économiquement et culturellement de tous les groupes socio-professionnels. Les écarts de diplômes et de revenus sont énormes, les pratiques culturelles et de loisirs très disparates. Il s’agit par ailleurs d’un groupe encore très masculin et beaucoup plus âgé que les autres.

Les patrons souffrent-ils d’être incompris ou mal-aimés ?

Peu étudiés et peu connus, les patrons sont souvent perçus comme les hommes politiques. On assimile les pratiques de l’ensemble de la catégorie à celles des plus grands d’entre eux. Les petits patrons, dans nos entretiens, veulent s’en différencier en revendiquant une proximité avec leurs salariés – connaissance personnelle, partage du métier sur le terrain. On ne saurait toutefois idéaliser les rapports sociaux dans les PME.

Michel Offerlé professeur à l’ENS

Parcours

> Agrégé de science politique en 1984, Michel Offerlé est devenu professeur de science politique, d’abord à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne de 1989à 2007, puis à l’École normale supérieure.

> Il est l’auteur de nombreux ouvrages dont, récemment : Les Partis politiques (PUF, réédition 2012), Les Patrons des patrons. Histoire du Medef (éd. O. Jacob, 2013), La Profession politique (dir.) XIXe-XXIe siècles (réédition, Poche Belin, 2017).

Lectures

L’argent a été viré sur votre compte, Dimitris Sotakis, Intervalles, 2017.

Les Courtiers du capitalisme. Milieux d’affaires et bureaucrates à Bruxelles, Sylvain Laurens, Marseille, Éditions Agone, 2015.

* Patrons en France, sous la direction de Michel Offerlé, éditions La Découverte, 2017.

Auteur

  • Frédéric Brillet