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L’interview

Gladys Lutz : « Les professionnels trouvent divers soutiens chimiques a l’engagement sans limite d’eux-mêmes »

L’interview | publié le : 16.05.2017 | Rozenn Le Saint

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Gladys Lutz : « Les professionnels trouvent divers soutiens chimiques a l’engagement sans limite d’eux-mêmes »

Crédit photo Rozenn Le Saint

L’ergonome constate l’usage fréquent de drogues pour tenir le rythme au travail. Elle reproche une prévention qui renvoie trop souvent à l’addiction comme problème individuel et privilégie une prise de conscience de ce qui, dans les conditions de travail, mène à la prise de substances psychoactives.

E & C : Quel est l’état des lieux de la prévention de l’addiction au travail ?

G. L. : Historiquement, les médecins du travail et les entreprises ont travaillé sur les consommations d’alcool et de tabac des salariés. Aujourd’hui, ce sont les usages de médicaments psychotropes et de drogues illicites qui posent question. L’alcool, les médicaments ou les stupéfiants ne sont pas exclusivement des risques, ils peuvent aussi être utilisés pour réaliser correctement son travail. La prévention reste trop souvent dans une approche atomisée par individu et produit alors qu’il est important d’analyser l’organisation du travail sous-jacente et le sens professionnel de ces usages.

Quelles sont les fonctions professionnelles des substances psychoactives ?

Les travailleurs recourent aux psychotropes notamment pour s’anesthésier, pour calmer les douleurs physiques et psychiques. Dans les cas de troubles musculosquelettiques (TMS), la prise d’antalgiques comme le paracétamol, les dérivés morphiniques ou le cannabis, par exemple, avant de démarrer la journée, permet d’oublier les maux de dos, d’épaules, de genoux, liés au travail. Ces produits masquent la douleur mais à long terme, les professionnels continuent d’engager leur corps et de l’user précocement.

Dans des situations de travail en tension comme celles des policiers, des pompiers, mais aussi des ouvriers, des pêcheurs, des dirigeants ou des cadres, les professionnels font usage de psychotropes pour anesthésier la peur ou la pression, ou pour décompresser et se remettre des effets du travail. Cela peut passer par le fait de sortir fumer une cigarette, de boire un coup pour oublier ou de consommer des stupéfiants, seul ou en collectif de travail. Ces usages peuvent contribuer à renforcer l’identité professionnelle et la socialisation. La prise de ces substances se fait généralement avant ou après le travail, le lien avec l’activité professionnelle ne s’établit pas de manière évidente, il s’agit de l’étudier de très près, au cœur du réel, pour le comprendre.

Prendre un verre ou fumer un joint peut avoir un effet de sas : l’alcool ou le cannabis en fin de journée permettent de lâcher prise, de se dégager des tensions physiques et psychiques liées aux activités de travail et de passer plus vite à autre chose, voire à dormir. Les usages récréatifs de psychotropes des professionnels peuvent être directement liés au travail, tout comme la prise de médicaments. Tous ces usages ne sont pas exclusivement bénéfiques, les effets recherchés n’excluent pas les prises de risque et les dommages associés.

En quoi les substances psychoactives peuvent-elles être assimilées à un produit dopant ?

Michel Hautefeuille (psychiatre addictologue à l’hôpital Marmottan, à Paris, NDLR) parle de « dopage ordinaire » dans notre ouvrage. Les usages de psychostimulants notamment s’observent dans les métiers où les journées sont longues et intenses, dans les hôpitaux, le trading, le spectacle, la restauration ou le bâtiment. Ce n’est pas l’effet festif qui est recherché dans la cocaïne mais la possibilité de rester performant, mieux que bien, toute la journée. Ces usages sont souvent motivés par la volonté de tenir coûte que coûte pour ne pas laisser tomber ses collègues. Les professionnels trouvent divers soutiens chimiques à l’engagement sans limite d’eux-mêmes.

Qu’est ce qui vous fait dire que cette approche consistant à faire le lien entre l’usage des substances psychoactives et l’activité professionnelle est marginale ?

La prévention officielle cible la dangerosité et la responsabilité individuelles et masque le travail. Compte tenu du peu d’effets de cette approche, les politiques publiques commencent à s’intéresser au rôle du travail. La Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) a notamment financé nos travaux de recherche. De son côté, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) lance une action pour développer la prévention organisationnelle des addictions comme maladie chronique. Un bon dialogue entre opérateurs et encadrants pour analyser les difficultés du travail et y apporter des solutions préviendrait les usages en amont et bien d’autres risques du travail par la même occasion.

En revanche, les entreprises se sont approprié des dépistages de drogues, qu’elles peuvent réaliser sans le médecin du travail, à condition que cela soit inscrit dans leur règlement intérieur…

Quand les entreprises et les médecins du travail manient les tests, ce n’est pas seulement aux résultats qu’ils se fient mais à leur analyse rusée de la situation réelle. Ils maintiennent cachés des résultats positifs s’ils estiment qu’en tenir compte s’opposerait à l’intérêt de la conduite du travail. Dans notre ouvrage, Gilles Amado (docteur en psychologie, professeur émérite de psychosociologie à HEC Paris, NDLR) consacre un chapitre au dopage des sportifs. Les dynamiques communes avec le monde du travail sont saisissantes. La généralisation des dépistages sans analyse de l’organisation des activités et du sens professionnel du dopage conduit à la transformation continue des produits utilisés, non détectables, et non pas à leur suppression ou a minima à leur diminution. Si l’on continue à imaginer qu’en réduisant la prévention des consommations de psychotropes en entreprise à l’interdiction et au dépistage on va régler cette question, on se retrouvera dans la même situation que pour le dopage sportif. Comme dans le sport professionnel, on se dope au travail pour s’adapter à des critères toujours plus exigeants de sélection, à une performance et à un travail sans limite. Il s’agirait de renouveler la prévention du côté de l’analyse organisationnelle, afin de ne plus appliquer des solutions individualisantes à des situations collectives.

Gladys Lutz ergonome

Parcours

> Gladys Lutz est ergonome conseil spécialisée dans l’analyse des usages de substances psychoactives en milieu professionnel et docteure en psychologie du travail au Cnam.

> Elle est présidente de l’association Addictologie et travail Additra.

> Elle est l’une des auteurs, avec Renaud Crespin et Dominique Lhuilier, de « Se doper pour travailler, Erès, avril 2017.

Lectures

Les fonctions ambivalentes de l’alcool en milieu de travail : bon objet et mauvais objet, Renaud Crespin et al., Les Cahiers internationaux de psychologie sociale 2015/3 (n° 107), p. 375-401.

Que font les 10 millions de malades ? Vivre et travailler avec une maladie chronique, Dominique Lhuilier et Anne-Marie Waser, ERES, 2016.

Auteur

  • Rozenn Le Saint