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L’interview

Ezra Suleiman : « Les salaries étrangers du CAC 40 renvoient une image positive de la France »

L’interview | publié le : 04.04.2017 | Frédéric Brillet

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Ezra Suleiman : « Les salaries étrangers du CAC 40 renvoient une image positive de la France »

Crédit photo Frédéric Brillet

Les grandes entreprises françaises ont adapté leurs pratiques aux exigences d’un environnement international. Leurs salariés étrangers soulignent le souci de ces groupes pour l’humain, l’ouverture à l’innovation, la capacité à faire évoluer les collaborateurs, une relation hiérarchique qui s’est assouplie. Mais les processus décisionnels restent lents. Et ces collaborateurs étrangers, qui n’ont pas fait les grandes écoles françaises, se jugent victimes d’un plafond de verre.

E & C : Vous cosignez un livre sur les particularités du management français vues par des étrangers. Comment cette idée vous est-elle venue ?

EZRA SULEIMAN : Avec Franck Bournois et Yasmina Jaïdi, deux universitaires coauteurs du livre, nous sommes partis du constat que de nombreux clichés perduraient sur le modèle français de management, alors même que les grandes entreprises françaises ont beaucoup changé ces dernières décennies. Dans le CAC 40, les trois quarts sont des leaders de leur secteur. Elles réalisent l’essentiel de leur chiffre d’affaires et de leurs profits à l’étranger et y emploient plus de salariés qu’en France. La mondialisation a bousculé leurs mythes fondateurs et leurs certitudes. On dit que le management à la française n’existe plus, qu’il s’est dilué au profit de pratiques standardisées, partagées partout à travers le monde. Nous avons voulu apporter notre contribution à ce débat ancien de manière originale en nous focalisant sur les salariés étrangers qui, par définition, portent un regard extérieur. Car, à moins d’avoir vécu et travaillé à l’étranger, les salariés français manquent de recul et de points de comparaison tant ils sont immergés dans leur culture nationale. À l’inverse, les étrangers établissent des comparaisons intéressantes avec les pratiques managériales en vigueur dans les entreprises de leur pays d’origine.

Comment avez-vous procédé sur le plan méthodologique ?

Nous avons interrogé 2 485 managers jeunes ou expérimentés de 96 nationalités différentes travaillant dans 20 grandes entreprises françaises. Toutes leurs réponses étaient anonymisées pour favoriser la liberté de parole. Nous leur avons administré 40 questions, issues de recherches antérieures sur le management interculturel et le leadership dans des contextes internationaux. L’enquête qui a permis de recueillir des données quantitatives et qualitatives portait sur les expériences au quotidien, les comportements au travail et leur perception des managers français évalués sous différentes dimensions : souci de la performance, du collectif, affirmation de soi, projection vers le futur, intérêt porté à l’autre, rapport au pouvoir et rapport au risque.

Qu’est-ce qui vous a surpris dans les résultats ?

Nous pensions trouver les critiques habituelles sur le management à la française qu’on lit dans les travaux qui nous ont précédés, notamment ceux de Michel Crozier : crainte des relations en face-à-face, évitement des conflits, règles impersonnelles, hiérarchie pesante, formalisme. Or les salariés étrangers renvoient une image positive de la France très différente de ces travaux. Notre enquête montre que les grandes entreprises ont su transformer leurs pratiques pour les adapter aux exigences d’un environnement international. Il s’agit là d’une prouesse – d’où notre titre* – et cela devrait être une source de fierté dans un pays qui ne cesse de dresser sur lui-même des constats alarmistes : vue du CAC 40, la France n’est pas une société bloquée ou condamnée au déclin…

Qu’est-ce que les étrangers apprécient le plus dans les entreprises françaises ?

Ils y apprécient toute une série de choses : la capacité à placer l’humain au centre des préoccupations, à faire grandir les collaborateurs, à créer un cadre de travail formalisé tout en sachant s’en affranchir quand il faut s’adapter au contexte. Les salariés étrangers portent aussi au crédit des entreprises françaises de savoir donner de la place à la créativité et à l’innovation. Leurs réponses montrent un assouplissement de la relation hiérarchique dans les entreprises françaises au profit d’une plus grande proximité avec les leaders. Ils affirment pouvoir exprimer librement des critiques ou leur désaccord sans que cela ne compromette la relation avec leur supérieur. Le dialogue y est plus ouvert, ce qui lui confère une plus grande efficacité. La hiérarchie reconnaît le travail qu’ils accomplissent à sa juste valeur. Les entreprises du CAC 40 semblent avoir compris que les dirigeants ne peuvent plus fonctionner seuls avec une approche autocratique. Ces derniers s’expriment d’ailleurs en public plus que par le passé en tenant compte de l’avis des parties prenantes. Finalement, ces collaborateurs étrangers sont globalement satisfaits de leur situation. Preuve en est, beaucoup nous ont dit que s’ils devaient partir, ils préféreraient travailler dans une autre firme française.

Ces salariés étrangers expriment cependant des critiques…

Il est effectivement des points qui restent à améliorer à leurs yeux. D’abord, il subsiste un plafond de verre. Quel que soit leur mérite, les managers étrangers estiment ne pas bénéficier de la même confiance que leurs homologues français et ont moins de chances que ces derniers d’accéder au top management. Cela tient au fait que la plupart des étrangers ne sont pas passés par une grande école française du type ENA ou Polytechnique. Or, en France plus que dans d’autres pays, le diplôme d’origine sert tout au long de la vie professionnelle. À l’inverse aux États-Unis, sortir d’Harvard, de Yale ou de Princeton confère un avantage en début de carrière mais par la suite vous êtes jugé sur vos réalisations. Les équipes dirigeantes des grandes firmes américaines reflètent d’ailleurs une plus forte diversité en ce qui concerne les origines. On le voit notamment avec le nombre de cadres indiens qui occupent des postes importants dans la Silicon Valley. Les managers étrangers expriment aussi leur perplexité en ce qui concerne les processus décisionnels. Dans les entreprises françaises plus qu’ailleurs, décider prend du temps : les débats se diluent entre des acteurs multiples, les décisions sont souvent rediscutées ultérieurement, donnant le sentiment aux non-avertis d’un manque de clarté et de stabilité. Ils peuvent être déroutés par la communication dans l’entreprise. Selon les circonstances, le message peut être implicite – l’étranger doit donc deviner ou comprendre des non-dits – ou très explicite, voire brutal. Notamment dans les moments d’évaluation ou de feed-back ou dans les réunions. Toutes ces situations déconcertent les managers internationaux et nécessitent de leur part une réelle adaptation culturelle.

Ezra Suleiman Professeur de science politique à Princeton

Parcours

> Professeur de science politique à l’université Princeton dans le New Jersey, il y dirige le programme dédié à la politique et aux sociétés européennes mais il a enseigné longtemps dans des établissements étrangers, dont l’IEP de Paris.

> Né en 1941, cet universitaire francophone obtient un Bachelor of Arts de l’université Harvard puis un Master of Arts et un Doctorat (PhD) de l’université Columbia à New York. Le sujet de son doctorat portait sur les politiques administratives et la haute fonction publique en France.

> Il a publié plus de dix ouvrages de science politique sur l’Europe et l’élaboration des politiques publiques, le rôle des élites et le fonctionnement des administrations.

Lectures

Le Complot contre l’Amérique, Philip Roth, Gallimard.

L’Oligarchie de l’excellence, Monique Canto-Sperber, PUF.

* La Prouesse française, le management du CAC40 vu d’ailleurs, E. Suleiman, F. Bournois, Y. Jaïdi. Odile Jacob, 2017. Lire aussi notre critique livre en p. 36.

Auteur

  • Frédéric Brillet