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L’interview

« Les managers doivent apprendre à gérer des équipes multiculturelles »

L’interview | publié le : 14.02.2017 | Frédéric Brillet

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« Les managers doivent apprendre à gérer des équipes multiculturelles »

Crédit photo Frédéric Brillet

À l’ère de la mondialisation, les salariés des grandes entreprises doivent naviguer entre différents modes de communication, d’évaluation, de décision et de relations interpersonnelles. Savoir combiner des traits culturels divers est devenu une nécessité pour les managers.

E & C : Qu’apporte le management interculturel au bon fonctionnement des organisations ?

Erin Meyer : Qu’ils travaillent à Pékin, New York ou Düsseldorf, les salariés des grandes entreprises sont aujourd’hui intégrés à un réseau global et leur succès professionnel dépend de plus en plus de leur capacité à naviguer entre différentes cultures. À leur intention, j’ai rédigé un essai* où je développe une grille de lecture que j’ai appelée La Carte des cultures. Cette carte prend en compte huit situations managériales mettant en exergue les différences culturelles.

Selon les pays, la communication privilégie un mode implicite ou explicite. En ce qui concerne l’évaluation, la critique peut être directe ou indirecte. Le mode de persuasion peut s’appuyer sur un raisonnement déductif (on tire des conclusions de concepts ou de principes généraux) ou inductif (on tire des conclusions de faits observés dans le monde réel). Les relations hiérarchiques peuvent être marquées par l’égalitarisme ou le dirigisme. Selon les cultures, la confiance se fonde sur des critères strictement professionnels ou sur un lien personnel, plus émotionnel. La prise de décision peut être consensuelle ou imposée d’en haut. La gestion du temps peut être empreinte de rigueur ou de souplesse, la gestion des désaccords privilégier l’évitement ou l’affrontement.

En établissant cette carte, je me suis aperçue que les pays proches sur le plan géographique ou linguistique ne le sont pas forcément pour ce qui est de la culture au travail. En prenant conscience de la manière dont votre culture se situe par rapport aux autres, vous pouvez ajuster votre manière de dire et de faire à vos interlocuteurs afin de faciliter la collaboration.

Quels risques encourt-on à ignorer les différences culturelles dans le monde du travail ?

Faute de savoir décoder les autres, vous risquez de susciter des incompréhensions, des conflits inutiles et finalement de subir des échecs. Apprendre à surmonter les différences culturelles est une des compétences les plus utiles à l’ère de la mondialisation. Il y a quinze ans, les Chinois, les Mexicains ou les Français ne manageaient guère que des collaborateurs de même nationalité. Aujourd’hui, les équipes multiculturelles se banalisent et il faut en tenir compte. Des choses subtiles, comme la manière de se tenir, de prendre ou de donner la parole en réunion, de l’animer, de faire une remontrance peuvent avoir un impact énorme sur la motivation, l’ambiance et la relation de travail. Par exemple, dans la culture américaine, récapituler en fin de réunion ce qui a été décidé puis envoyer une note aux participants pour leur resignifier ces décisions par écrit est considéré comme une bonne pratique. Mais, dans certains pays asiatiques, les collaborateurs perçoivent cette note écrite comme inutile et l’interprètent comme un manque de confiance.

Vous arrive-t-il encore personnellement de vivre des incompréhensions faute de maîtriser complètement les codes culturels de vos interlocuteurs ?

Oui, je me souviens de cet exposé en 2014 à Tokyo que j’animais avec un collègue japonais devant un groupe d’une vingtaine de managers locaux. À la fin, je demande s’il y a des questions. Voyant qu’aucune main ne se lève, je m’apprête à conclure mais mon collègue me glisse d’attendre. Il commence alors à scruter longuement l’assistance et au bout d’un moment pointe son doigt vers une personne silencieuse qui le remercie de lui donner la parole. À ma stupéfaction, la même scène se reproduit encore et encore, attestant de la volonté des participants de débattre. À la fin de la réunion, je lui demande comment il avait identifié ceux qui aspiraient à s’exprimer. Il m’explique alors que l’intensité du regard, le contact visuel soutenu lui avait permis de le faire. Les Japonais regardent moins leur interlocuteur dans les yeux que les Occidentaux et quand ils le font, ils lui signifient quelque chose. C’était un trait subtil de la culture japonaise que j’ignorais. Au Japon, il y a même une expression « kuuki yomenai » pour désigner les gens incapables de sentir ce genre de choses. Cette expérience m’a appris combien j’étais « kuuki yomenai » et je me suis par la suite efforcée d’y remédier. Quand j’interviens devant des Japonais, ou d’autres peuples asiatiques qui fonctionnent sur le même registre, je prête plus d’attention aux signaux faibles qui relèvent de la communication non verbale.

Qu’avez-vous appris au fil de vos recherches ?

D’abord que les perceptions sont très relatives. Il m’est arrivé d’intervenir auprès d’une équipe franco-britannique. Les Britanniques se plaignaient que les Français étaient désorganisés, manquaient de ponctualité. Puis des Indiens ont rejoint l’équipe. Eux jugeaient les Français rigides, obsédés par les délais. Mais c’est normal car sur l’échelle de la gestion du temps, les Français se situent entre les Indiens et les Britanniques. Ensuite il faut apprendre à se méfier des stéréotypes : les Français perçoivent les Américains comme plus directs et explicites qu’eux-mêmes dans leur communication. Mais quand il s’agit d’évaluer le travail d’un collaborateur, c’est plus nuancé. Le manager américain, s’il est satisfait, le dira explicitement quand son homologue français s’abstiendra souvent de complimenter. Et s’il est mécontent, le manager américain enrobera quand même les reproches de compliments quand le Français les formulera directement. Donc si votre boss américain vous fait trois compliments pour un reproche comme les professeurs le font dans les écoles aux États-Unis pour encourager leurs élèves, ça veut dire que ça ne va pas et qu’il faut rectifier rapidement le tir.

Enfin, j’ai découvert que des combinaisons de traits culturels antagonistes a priori étaient possibles. Par exemple, les Allemands privilégient le consensus dans le processus de décision mais ont le sens formel de la hiérarchie, soit tout l’inverse des Américains. Les Japonais combinent quant à eux une culture du consensus et de la hiérarchie.

De plus en plus les managers passent par les mêmes écoles et multinationales qui imposent les mêmes méthodes à l’échelle mondiale. Ces différences culturelles vont-elles s’atténuer avec la mondialisation ?

Certes, des tendances se dessinent à l’échelle mondiale. Par exemple, beaucoup de pays évoluent vers plus d’égalitarisme et moins de formalisme dans les relations hiérarchiques. Mais tous ne partent pas du même point, donc les écarts demeurent importants. En outre, on a l’impression que le mode de management américain va se diffuser partout, mais il ne faut pas négliger la percée des entreprises chinoises à l’échelle mondiale. Je crois que le monde va évoluer vers des combinaisons de différents modèles culturels et que les managers devront être encore plus flexibles.

Erin Meyer spécialiste du management interculturel

Parcours

> Erin Meyer est professeure de management interculturel à l’Insead.

> Elle a exercé des fonctions de responsable opérationnelle puis dans la formation chez McKesson Corporation. En 2013, elle a fondé le cabinet de conseil en management interculturel The Culture Map.

> Elle a publié en 2015 dans la Harvard Business Review l’article « Getting to Si, Ja, Hai and Da », une des contributions les plus lues de l’année.

> Elle a été nommée en 2016 par le magazine britannique HR Magazine dans le Top 30 des intellectuels les plus influents dans le domaine des ressources humaines.

Lectures

Ces idées qui collent. Pourquoi certaines idées survivent et d’autres meurent ?, Chip et Dan Heath, Village mondial, 2007.

Où tu vas, tu es. Apprendre à méditer pour se libérer du stress et des tensions profondes, Jon Kabat-Zinn, J’ai Lu, 2013.

* La Carte des différences culturelles, 8 clés pour travailler à l’international, éditions Diateino, 2016.

Auteur

  • Frédéric Brillet