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L’interview

Ingrid Nappi Choulet : « La technologie permet de separer le travail et le poste de travail  »

L’interview | publié le : 24.01.2017 | Patricia Yves

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Ingrid Nappi Choulet : « La technologie permet de separer le travail et le poste de travail  »

Crédit photo Patricia Yves

Les entreprises managent aujourd’hui leurs locaux comme des actifs et ces intérêts immobiliers rencontrent un discours managérial de plus en plus centré sur le management par projet.

E & C : Que recouvre précisément la notion de management immobilier ?

INGRID NAPPI CHOULET : Longtemps, les entreprises se sont peu souciées de leur immobilier d’exploitation. La valeur ajoutée reposait uniquement sur le travail. La financiarisation de l’économie a progressivement fait comprendre aux entreprises que l’immobilier constituait une ressource essentielle et un outil de création de valeur. Cette tendance à prendre en compte la valeur d’usage de l’immobilier est apparue au tournant des années 2000 et s’est renforcée avec la crise de 2008. Le coût global du poste de travail représente le deuxième poste de dépense de l’entreprise derrière les salaires. Restreindre ce coût constitue un levier d’action majeur dans un contexte concurrentiel. Les entreprises se sont donc mises à vendre leurs immeubles au début des années 2000, ou leurs sièges sociaux pour récupérer du cash qu’elles pouvaient investir. À la place, elles contractaient des baux de location d’une durée de neuf ans ferme, c’est-à-dire avec une visibilité suffisante pour ne pas grever leurs options stratégiques à moyen terme. Dans le même temps émergeait un discours expliquant que l’entreprise était d’autant plus rentable qu’elle se focalisait sur son cœur de métier. La gestion de l’espace n’étant pas le cœur de métier, elle pouvait être délocalisée vers des partenaires immobiliers. La question est souvent réexaminée aujourd’hui où la tendance inverse à racheter des locaux ou à loger l’immobilier d’exploitation dans des foncières d’entreprise se dessine. Les entreprises ont réalisé la lourdeur des charges locatives. Mais un point est acquis : l’espace a un coût. Il faut donc faire en sorte que le travail nécessite le moins d’espace possible. Cette révolution financière est venue au moment où les préoccupations des entreprises en matière de RSE les conduisaient aussi à repenser leurs locaux en vue de limiter leur impact environnemental. Mais elle est également contemporaine d’une révolution du travail qui, grâce au numérique, permet de travailler depuis des lieux multiples qui ne sont pas forcément à l’origine dévolus au travail.

Quelle articulation entre le management immobilier et le management des hommes ?

L’intérêt purement financier des entreprises en matière d’immobilier a rencontré un discours managérial de plus en plus centré sur le management par projet. Au propre comme au figuré, la place des gens s’évanouissait derrière leur fonction. Inutile donc d’avoir des lieux assignés aux personnes puisque chacun pouvait venir occuper le même rôle ou un rôle complémentaire dans le même espace à des moments différents. Plus de bureau individualisé mais des postes de travail, des salles de réunion, des cafétérias… L’empreinte territoriale était remise en cause. À l’heure où tout le monde travaille sur ordinateur, le « bureau » est sur écran et cet écran est mobile. Le management immobilier et le management des personnes évoluent de concert. L’évolution technique (connectique, numérique, possibilité de moduler l’espace par un système de cloisons mobiles) et l’évolution du discours se conjuguent. La technologie permet de séparer le travail et le poste de travail, le discours stratégique vante l’agilité de l’entreprise et le discours managérial valorise les capacités des salariés à accepter le changement.

On peut douter qu’une totale coïncidence existe entre les discours et les faits. Les entreprises qui ont vraiment révolutionné le rapport des salariés à l’espace sont souvent les entreprises de la nouvelle économie fondée sur le numérique. Leur siège social est alors adapté aux nouvelles formes de travail qui peuvent s’y déployer (travail nomade, co-working, remise en cause des places hiérarchiques…). Ils servent de vitrine aux firmes autant que de lieu de travail. Mais qu’en est-il des autres entreprises ? Les entreprises qui restent fortement hiérarchisées, et notamment les administrations, peuvent-elles s’accommoder à tous les niveaux hiérarchiques d’un mode de travail en pool de type start-up ? Les discours sur l’entreprise et l’architecture intelligente datent d’ailleurs de plus de trente ans. Les concepts sont restés à peu près les mêmes. On dit « smart » au lieu « d’intelligent » mais l’idée reste la même : être moderne, inventif, créatif et transcender les contingences matérielles par la magie des nouvelles technologies et des nouveaux matériaux.

Comment ces problématiques du management immobilier rencontrent-elles les attentes des salariés ?

Nous avons conduit, à l’Essec, deux enquêtes auprès des étudiants : Ma ville de demain ou comment les étudiants imaginent travailler et vivre dans la ville de demain (en collaboration avec Harris interactive, 2014) et Mon bureau de demain (chaire immobilier et développement durable de l’Essec, 2016). Ce public a vocation à faire partie de la population cadre. Les résultats soulignent que le lieu de travail est déterminant pour le choix de leur futur employeur. Alors même que le bureau classique les motive moins, ils sont attirés notamment par les nouveaux tiers-lieux, c’est-à-dire les lieux qui ne sont ni l’entreprise ni le domicile, espaces de co-working, centres d’affaires, télécentres. Mais la manière dont ils envisagent plus globalement la ville pointe les attentes et les problématiques du management de l’immobilier en entreprise pour demain et donc aussi du management tout court. La mauvaise qualité de l’air pourrait amener ces jeunes à refuser une offre d’emploi dans une ville (pour 54 %). Il en est de même si la nature n’était pas présente dans la ville (42 %). 87 % des étudiants accordent de l’importance au calme, à l’espace et à la qualité de l’air au moment de choisir leur lieu de vie. L’écologie au sens large (nature, environnement de vie et de travail) semble donc être une préoccupation primordiale. On comprend bien dans ce contexte la montée de la biophilie dans certains espaces de travail, par exemple dans les start-up qui cultivent leur image novatrice en même temps parfois que des carottes et des fraises dans le potager adjacent au bureau.

Plus radicalement, si cette révolution de l’appréhension de l’espace de travail ne concerne pas aujourd’hui toutes les entreprises, si l’intérêt de l’entreprise est d’abord financier, les attentes des salariés mettent à la fois en exergue les aspects aspirationnels associés à l’espace de travail et les problèmes et les menaces que la concentration urbaine des services fait peser sur le travail. Sur le premier point, la conception des espaces de travail doit aujourd’hui s’efforcer de concilier les aspects économiques de rentabilité et les déterminants psychologiques de la motivation au travail indispensables pour recruter les talents de demain. Sur le second point la concentration des services en centre-ville pose la question de la viabilité économique, écologique et sociétale du modèle économique actuel. Le télétravail marque le pas pour plusieurs raisons, notamment parce que le domicile dans les centres urbains est souvent exigu et ne répond pas aux attentes des individus en termes de socialisation. Le travail, c’est aussi du lien social. Par ailleurs, qu’il s’agisse du bureau ou d’espaces tiers, la question de la pollution urbaine croit en raison des déplacements des individus vers ces centres névralgiques. Mais, à supposer même que le travail soit libéré de sa contrainte spatiale par la magie du numérique, qu’en est-il du cloud ? Espace à la fois réel et virtuel, il constitue le cœur de la société de l’information dans laquelle nous évoluons, donc également son point de vulnérabilité. Le cœur comme chacun sait est un organe vital dont l’attaque peut être fatale.

Ingrid Nappi Choulet professeure à l’ESSEC

Parcours

> Professeure à l’Essec, Ingrid Nappi Choulet est titulaire de la chaire Immobilier et développement durable. Ses thèmes de recherche se situent à la frontière de l’économie, du management, de la finance et de la géographie urbaine. Elle anime un blog pédagogique sur les questions immobilières : www.ingridnappichoulet.com.

> Elle est l’auteure de nombreux articles académiques et d’ouvrages dont L’immobilier d’entreprise, analyse économique des marchés (Economica, 2013). Elle a animé le 15 novembre la rencontre Quels nouveaux lieux de travail pour quels nouveaux modes de travail ? de l’Anvie (Association nationale de valorisation interdisciplinaire de la recherche en sciences humaines et sociales auprès des entreprises).

Lectures

Les Cahiers de la chaire Immobilier et développement durable, n° 3 : « Végétaliser la ville de demain », 2015 ; n° 4 : « Le numérique dans la ville de demain », 2016 (Essec).

Auteur

  • Patricia Yves