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La chronique juridique d’avosial

Chronique | publié le : 24.01.2017 | Lionel Paraire

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La chronique juridique d’avosial

Crédit photo Lionel Paraire

Do you speak french ?* (*Parlez-vous français ?)

Dans l’espoir assez vain de se protéger contre un envahisseur, le « village peuplé d’irréductibles gaulois » continue à ériger des barricades dans un monde chaque jour plus ouvert à la concurrence internationale.

Dernier exemple en date, l’article 86 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 dite « de modernisation de la justice du XXIe siècle », qui ajoute à la liste déjà longue des discriminations prohibées « la capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ».

L’ancien article 44 du projet de loi (devenu l’article 86 à l’issue du processus législatif…) est venu compléter la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’ordre communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations, afin de « préciser le rôle du juge dans le contentieux de cette matière, de créer une action de groupe dans ce domaine et (subrepticement) d’enrichir la liste des motifs de discrimination prohibés ».

L’ajout d’un nouveau motif de discrimination dans les dispositions de l’article 225-1 du Code pénal procède en réalité d’un amendement déposé par la commission des lois sur un texte de nature et de portée plus générales.

Même si l’article L.1132-1 du Code du travail ne sera modifié qu’après la promulgation de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté votée par l’Assemblée nationale le 22 décembre 2016 et examinée actuellement par le Conseil constitutionnel, ce nouveau cas de discrimination est déjà applicable en droit du travail, puisque l’article L.1132-1 du Code du travail procède par renvoi à la loi du 27 mai 2008.

Et si, par exception, les différences de traitement sont autorisées « lorsqu’elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l’objectif soit légitime et l’exigence proportionnée », les entreprises courent un risque non négligeable, compte tenu des difficultés d’interprétation manifestes créées par le nouveau texte.

En l’absence de débats parlementaires sur cette question, nul ne sait en effet ce que signifie « la capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ». S’agit-il de la possibilité d’exercer une compétence acquise par l’apprentissage ou la formation ? Est-ce au contraire l’aptitude à pratiquer une langue étrangère, qu’elle soit d’ailleurs mise ou non en pratique ? Est-ce la maîtrise d’une langue maternelle, contre laquelle on ne peut rien, sauf à renier son origine ? Est-ce au contraire l’incapacité de parler la langue française ou de ne pas la maîtriser suffisamment ? Qui, enfin, est à même de pouvoir évaluer cette « capacité » ?

Le juge saisi, notamment à l’occasion des nouvelles actions de groupe, devra forger une définition suffisamment précise, compte tenu des risques encourus par celles ou ceux qui se rendraient coupables de cette discrimination.

Depuis la loi n° 94-665 du 4 août 1994 relative à l’emploi de la langue française (dite loi Toubon), on sait que la langue de travail est, par principe, la langue française. Mais chacun constatera que d’autres langues, et par la force des choses l’anglais, sont de plus en plus répandues dans le monde de l’entreprise, y compris les entreprises françaises.

Le plurilinguisme est à l’évidence un atout majeur pour évoluer dans une économie mondialisée ou à tout le moins un objectif à atteindre d’urgence pour la plupart de nos concitoyens et notamment les plus jeunes qui vivront dans un monde encore plus ouvert. On voit mal dans ces conditions comment la capacité à pratiquer d’autres langues constituerait un handicap. En tout état de cause, cette réforme ne va clairement pas dans le sens de la « société liquide » chère au philosophe Zygmunt Bauman, dans laquelle chacun devra faire preuve d’une plus grande agilité pour s’adapter à un environnement en perpétuel changement.

Si l’idée était, selon les parlementaires qui ont promu cette réforme, de « protéger les langues régionales » et « de ne pas en faire un prétexte pour ne pas recruter une personne, par exemple », alors il fallait aussi et surtout protéger l’accent avec lequel on s’exprime oralement (qu’il soit étranger, marseillais ou picard…), dont on sait qu’il peut fermer davantage de portes encore que « la capacité à s’exprimer dans une langue autre que le français ».

Auteur

  • Lionel Paraire