logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

L’interview

Pierre Larrouturou : « Idéalement, les partenaires sociaux devraient négocier un passage aux 32 heures au niveau de l’entreprise »

L’interview | publié le : 20.09.2016 | Frédéric Brillet

Image

Pierre Larrouturou : « Idéalement, les partenaires sociaux devraient négocier un passage aux 32 heures au niveau de l’entreprise »

Crédit photo Frédéric Brillet

La révolution digitale et robotique réduit les besoins de main-d’œuvre. Pour faire baisser le taux de chômage, il ne faut pas attendre une hypothétique croissance des pays développés mais instaurer une réduction du temps de travail en passant à 32 heures hebdomadaires.

E & C : Pourquoi faites-vous référence à Einstein dans le titre de votre dernier livre* ?

PIERRE LAROUTURROU : Dès 1930, Albert Einstein constatait que la production de biens, du fait du progrès technique, requérait moins de mains-d’œuvre que par le passé, ce qui conduisait à un chômage élevé. D’où sa recommandation de s’engager dans la voie de la réduction du temps de travail. La thèse d’Einstein demeure d’actualité, d’autant que la quatrième révolution industrielle – l’intelligence artificielle, les robots, les imprimantes 3D – va diminuer encore le besoin de travail. Faute de l’avoir compris, les gouvernements de droite et de gauche en Europe et aux États-Unis ont échoué dans leur lutte contre le chômage, parfois en dépit des apparences statistiques pour ce qui est des États-Unis et de l’Allemagne.

Quelles sont les conséquences de cet échec ?

Outre le coût des allocations chômage pour les systèmes sociaux, la perte de pouvoir d’achat et de croissance, la pénurie d’emplois contribue à l’échec scolaire, à la mauvaise intégration des jeunes issus de l’immigration et à la délinquance. En outre, la peur du licenciement a déséquilibré les négociations avec les employeurs. Tout cela conduit un accroissement considérable des inégalités et de la dette privée puis publique. Mais les consommateurs ne peuvent s’endetter indéfiniment pour maintenir leur niveau de vie, et le risque d’une récession mondiale plane plus que jamais sur nos économies. C’est pourquoi le chômage n’est pas seulement une conséquence de la crise mais l’une de ses causes fondamentales.

Les politiques publiques stimulant la croissance peuvent-elles assurer le retour au plein-emploi ?

Dans les pays développés, ces politiques aboutissent à des résultats limités, car la croissance crée de moins en moins d’emplois. Le cas le plus emblématique est celui des États-Unis. Leur PIB affiche depuis 2009 une moyenne annuelle de + 2,2 %, qu’il faut ramener + 1,2 % par tête, compte tenu de la croissance démographique. Leur dette publique a explosé et le retour au plein-emploi est largement factice. Le taux de chômage est revenu à 5,1 %, mais le taux d’activité a chuté : plus de 94 millions d’adultes vivant sur le territoire américain renoncent à s’inscrire au chômage, selon le Bureau of Labor Statistics, sachant qu’ils n’ont droit à aucune indemnité. Ce repli du taux d’activité alors même que la croissance du PIB demeure positive s’explique par des gains de productivité grâce aux robots, aux machines à commande numérique et aux logiciels. Aucune sortie de crise n’est donc possible si nous continuons à attendre le retour miraculeux de la croissance.

Que pensez-vous des politiques publiques menées au Royaume-Uni, en Allemagne et au Pays-Bas, qui réduisent le chômage en encourageant le travail à temps partiel ?

Elles sont critiquables, car elles augmentent le temps partiel subi et le nombre de travailleurs pauvres. En Allemagne, la proportion des temps partiels concerne désormais 38,3 % des salariés, soit le double de la France, et le chômage a baissé alors même que le nombre total d’heures travaillées stagnait. Ce partage du travail décidé par le marché conduit à une forte précarité et entretient les inégalités de revenu, notamment entre les sexes, puisque les femmes sont les premières concernées par le temps partiel. Nous pouvons faire mieux que choisir entre la peste et le choléra, sachant que nous n’avons jamais été aussi riches. Mieux vaut donc organiser une baisse générale du temps de travail comme cela a été fait lors des lois Aubry.

Le bilan des lois Aubry demeure cependant contesté.

Leur impact économique et social a été bénéfique au pays, contrairement à ce qui a été dit. D’abord, l’augmentation du salaire horaire découlant du passage aux 35 heures n’a en rien “plombé” la compétitivité car il a été compensé par les exonérations de charges sociales, la modération salariale, une organisation temporelle plus flexible qui a amélioré la productivité horaire du travail et la suppression du paiement d’heures supplémentaires. Ensuite, la réduction du temps de travail (RTT) a permis de mieux concilier la vie personnelle et professionnelle, comme le montrent plusieurs enquêtes de la Dares. Enfin, et surtout, la plupart des analyses officielles estiment que les 35 heures ont créé entre 350 000 et 500 000 emplois. Et on aurait pu faire beaucoup mieux si la seconde loi Aubry n’avait assoupli ses exigences : les employeurs ont alors pu bénéficier d’exonérations de charges sociales sans contrepartie, et sortir du temps de travail effectif les pauses, le déplacement ou l’habillage auparavant comptabilisés. Ces concessions ont ramené à 5 % au lieu de 10 % la réduction effective du temps de travail, et parfois occasionné une intensification qui a discrédité les 35 heures auprès des salariés concernés tout en limitant la création d’emplois. Les gouvernements de droite ont ensuite entrepris de détricoter les 35 heures, et la critique a continué de se déchaîner, imputant tous les maux français à ce seul dispositif.

Que préconisez-vous pour relancer la RTT ?

Idéalement, les partenaires sociaux devraient négocier un passage aux 32 heures hebdomadaires au niveau de chaque entreprise en adaptant cette nouvelle norme à chaque secteur et métier. La plupart des salariés peuvent passer à la semaine de quatre jours, mais d’autres pourraient adopter le régime “une semaine libre toutes les cinq semaines” ou une alternance de semaines de cinq jours et de semaines de trois jours… Pour y parvenir sans augmenter les coûts de production, les économies sur les allocations chômage financeront des allégements de charges sociales qui seront conditionnées à des créations d’emploi. Des expériences antérieures montrent que c’est possible : Fleury Michon, Mamie Nova, Monique Ranou et des centaines d’entreprises passées à quatre jours dans les années 1990 avaient créé entre 10 % et 15 % d’emplois nouveaux en CDI sans augmenter leurs coûts de production – et sans toucher aux plus faibles salaires –, grâce aux aides mises en place à l’époque par la loi Robien, qui avait précédé les lois Aubry.

Pourquoi se focaliser sur le salariat alors même que la révolution numérique favorise son déclin au profit du travail indépendant, qui ignore la notion de RTT ?

On surestime le phénomène. Aux États-Unis comme en France, les salariés représentent encore quelque 90 % des actifs. Et une bonne partie des 10 % d’indépendants a pris ce statut faute de mieux. Si, progressivement, toutes les entreprises de notre pays négocient un passage aux 32 heures et créent plus d’un million d’emplois, seuls demeureront indépendants ceux qui l’auront vraiment choisi. Il n’y a pas de levier plus puissant pour nous en sortir que de poursuivre le mouvement de baisse séculaire du temps de travail.

Pierre Larrouturou Économiste

Parcours

> Pierre Larrouturou est économiste, essayiste et homme politique français, ancien conseiller régional d’Île-de-France.

> En 2013, avec des personnalités issues du collectif Roosevelt, il crée un nouveau parti politique, Nouvelle Donne. Il en a été exclu en août 2016.

> Il vient de publier Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail, coécrit avec la sociologue Dominique Méda (éditions L’Atelier). Il est également l’auteur de 35 heures, le double piège (Belfond, 1998) et de Pour éviter le krach ultime (préfacé par Stéphane Hessel, Nova Éditions, 2011).

Lectures

L’Esprit de Philadelphie, Alain Supiot, Le Seuil, 2010.

Parler vrai, Michel Rocard, Le Seuil, 1979.

Contribution à l’étude du problème des États-Unis d’Europe, Pierre Mendès France, in œuvres complètes 1, Gallimard, 1984.

(1) Einstein avait raison, il faut réduire le temps de travail.

Auteur

  • Frédéric Brillet