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L’interview

Florence Osty : « Pour les cadres, hyperconnectés, le traitement des urgences peut prendre le pas sur la qualité »

L’interview | publié le : 30.08.2016 | Rozenn Le Saint

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Florence Osty : « Pour les cadres, hyperconnectés, le traitement des urgences peut prendre le pas sur la qualité »

Crédit photo Rozenn Le Saint

La sociologue de l’organisation met en garde contre l’hypersollicitation des cols blancs due à l’usage des outils numériques. En plus de nuire à leur productivité, elle dégrade les relations interpersonnelles. La mise en place de chartes pour définir les règles du jeu et remettre le face-à-face au cœur des rapports humains dans l’entreprise devient nécessaire.

E & C : Quels sont les effets de l’hyperconnexion que vous constatez ?

FLORENCE OSTY : D’abord, les cadres peuvent être mobilisables tout le temps et partout grâce aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Cette forme de présentéisme virtuel leur permet de s’affranchir de l’espace et du temps de travail pour être opérationnels en permanence. À cette expansion des frontières du travail s’ajoute une intensification de leur activité, accentuée par les réorganisations permanentes des entreprises. L’hypersollicitation induite par ces outils génère des ruptures incessantes de leur activité, les amenant à passer d’une tâche à l’autre en fonction des urgences du temps réel. La dilatation de l’espace et du temps de travail, la densification et la dispersion au travail représentent les principaux effets négatifs de l’hyperconnexion, conduisant à un sentiment d’épuisement professionnel. On pourrait ainsi dire que le travail des cadres consiste à écumer les vagues d’un océan de plus en plus chargé de sollicitations.

Quelles en sont les conséquences sur la productivité ?

La réactivité et le traitement des urgences prennent alors le pas sur la qualité et le travail de discernement entre l’urgent et l’important dans leur mission. Au fond, là où les NTIC portaient la promesse d’une meilleure efficacité et fluidité des activités, elles la dégradent, tout simplement parce que la gestion et le traitement des informations deviennent une activité à part entière et une fin en soi, au lieu d’être rabattus comme moyen au service de leurs activités. Si certains mobilisent des ressources de priorisation, d’organisation et font preuve d’une grande agilité, d’autres se trouvent démunis pour faire face à ces situations d’hypersollicitation. Cela suscite des discours tels que « vivement que je rentre chez moi pour pouvoir travailler… »

Quelles conséquences les outils numériques peuvent-ils avoir sur les relations humaines au travail ?

La confusion des propriétés de chacun des supports entre l’écrit, l’oral, les modalités de leur recours – réunions, face-à-face, tweet, réseau social, e-mail, lettre –, mais aussi les différences de ton – formel ou informel –, peuvent avoir des effets néfastes. En exprimant un mécontentement sur un réseau social d’entreprise ou par voie d’e-mail au lieu d’une rencontre en face-à-face, on observe des dérives sur le ton et sur la forme. Il ne s’agit plus d’un message adressé à un destinataire précis pour régler un différend, mais de la mobilisation d’une scène sociale, élargie à beaucoup d’autres acteurs. Cela peut aboutir à des dérapages verbaux qui n’auraient jamais eu lieu en face-à-face, ou qui n’auraient pas laissé les mêmes empreintes. Les réseaux sociaux d’entreprise peuvent être investis comme un grand défouloir relationnel où les questions de travail et d’organisation sont évacuées au profit de querelles interpersonnelles et de règlements de compte. Lorsque des managers sont invités à utiliser le réseau social interne pour s’adresser à leurs collaborateurs et régler les problèmes du travail, la notion d’un public se glisse dans les relations hiérarchiques, mettant sous tension ce qui relève souvent d’un traitement à l’échelle de l’équipe.

Dans quelle mesure le choix des outils peut-il avoir une incidence ?

Le smartphone peut inviter à des formules plus raccourcies – recours à l’impératif, manque de civilité et de politesse, mode parfois agressif – sans les nuances nécessaires requises pour régler des problèmes de coopération. Tant qu’il s’agit de faire circuler une information, ces outils sont très efficaces, mais pour un travail collectif ou de gestion de situations critiques, ils s’avèrent bien moins pertinents que la relation interpersonnelle. La traçabilité des échanges ajoute une tension dans la relation, d’autant qu’elle peut s’élargir “en copie” à un nombre très élevé d’acteurs. Dans ce cas, les risques de débordement sont inhérents à un usage non maîtrisé de ces outils.

Comment limiter ces effets négatifs ?

Il est important de construire des règles du jeu spécifiques afin de favoriser des formes d’appropriation de ces outils. Les chartes sur le bon usage des outils numériques sont utiles en termes de signaux symboliques envoyés aux salariés. L’entreprise signifie que la surcharge informationnelle est un problème et qu’elle invite à trouver des modalités plus efficaces et respectueuses de la vie de ses salariés. En intégrant le droit à la déconnexion dans une charte sur l’égalité professionnelle ou l’équilibre entre la vie personnelle et professionnelle, l’entreprise met davantage l’accent sur la problématique de la conciliation vie au travail et hors travail. Lorsque cette entrée s’inscrit dans une charte sur la digitalisation, l’accent est mis sur les conditions d’appropriation de ces nouvelles technologies dans le travail, et le droit à la déconnexion est posé comme une simple limite dans de nouvelles pratiques de travail. La signification est différente.

Est-il possible de circonscrire le travail des salariés, qui peuvent désormais exercer n’importe où et tout le temps ?

Le contrat de travail qui lie un employeur et un salarié serait un premier niveau de cadrage, alors que le second se situe dans la négociation entre manager et collaborateur sur les missions à accomplir et le temps imparti pour réaliser les objectifs. Si le statut du cadre avait offert une autonomie et des conditions d’intégration privilégiées par le passé, il reste à redéfinir les termes d’une équation où l’équilibre entre les vies personnelle et professionnelle devient une attente des cadres et une forme de rétribution.

Comment expliquez-vous l’ambivalence des cadres concernant leur rapport au numérique ?

Dans certains cas, leur recours permet de mieux articuler les vies personnelle et professionnelle, dont la frontière est devenue très poreuse. Dans d’autres cas, il peut aussi se retourner contre eux et devenir une contrainte en générant des dépendances fortes. Les cadres ne sont pas égaux concernant l’usage des nouvelles technologies de communication. Certains les investissent comme des atouts pour préserver leur autonomie et d’autres les subissent comme une atteinte à leur indépendance.

Florence Osty sociologue du travail

Parcours

> Florence Osty, professeure affiliée à Sciences Po Paris, y est directrice de l’executive master “Sociologie de l’entreprise et stratégie de changement”.

> Elle est chercheure au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (Lise) dépendant du CNRS et du Cnam et intervenante en organisation dans les entreprises.

> Elle est l’auteure, avec Guy Minguet, entre autres d’En quête d’innovation, du projet au produit de haute technologie (Hermès, 2008).

Lectures

Usages et enjeux des technologies de communication, Francis Jauréguiberry et Serge Proulx, Érès, 2011.

La Dispersion au travail, Caroline Datchary, Octarès Éditions, 2011.

> “Cadres et messageries. Du flux subi au renforcement de l’activité bureaucratique”, Sophie Bretesché, revue Réseaux 2014/5 (n° 187), p. 135-162.

Auteur

  • Rozenn Le Saint