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L’interview

Pierre-Éric Sutter : « La GPEC est un mirage »

L’interview | publié le : 19.07.2016 | Pauline Rabilloux

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Pierre-Éric Sutter : « La GPEC est un mirage »

Crédit photo Pauline Rabilloux

La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences est une intention louable, puisqu’il s’agit de préparer l’entreprise et les salariés aux besoins de compétences nouvelles. Cependant, la lourdeur des dispositifs rend cette gestion coûteuse et relativement stérile. Les services RH auraient tout intérêt à compter sur la motivation des salariés pour occuper les emplois à venir.

E & C : La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) montre aujourd’hui ses limites. En quoi a-t-elle failli ?

Pierre-Éric Sutter : Les politiques de GRH se sont en effet souvent soldées par des usines à gaz onéreuses et inefficaces. Trois raisons expliquent que la GPEC ne réponde pas aux attentes placées en elle pour sécuriser l’emploi tout en permettant aux entreprises de s’adapter rapidement aux mutations des compétences requises par l’évolution de leurs métiers. Tout d’abord, la GPEC prétend réduire l’être humain à des savoirs, savoir-faire, savoir-être acquis ou susceptibles de l’être, sans prendre en compte le fait que l’individu est d’abord un être pour qui le monde et son activité doivent faire sens. La gestion prévisionnelle des emplois et compétences se fonde sur une appréhension instrumentale de l’humain, en phase d’ailleurs avec le concept de “ressource humaine” ; appréhension dans laquelle on suppose qu’on peut exploiter le “gisement” humain comme une autre ressource en l’optimisant techniquement. Or tous les apprentissages du monde ne convaincront jamais personne d’aimer son métier si celui-ci ne lui plaît pas ou s’il ne correspond pas à ses valeurs. Un humain dans l’entreprise, comme ailleurs, “marche” d’abord au désir de faire quelque chose qui a du sens pour lui et donc qui le motive. La seconde raison des limites du dispositif de GPEC tient, de manière assez proche, dans la logique des outils informatiques à laquelle on a tenté de plier le dispositif. On peut analyser et lister des compétences, construire des tableaux sophistiqués pour les conjuguer, mais on ne parviendra jamais à mettre ainsi en boîte la spécificité de la compétence humaine, qui réside notamment dans l’habileté à “switcher”, pondérer, jongler avec ces diverses compétences professionnelles et gérer les aléas, voire mettre en œuvre de toutes autres compétences si c’est nécessaire. Enfin, last but not least, gérer les compétences suppose qu’une visibilité minimale existe dans l’entreprise sur les compétences, ce qui n’est évidemment pas le cas aujourd’hui, quand le périmètre des activités des entreprises et les métiers évoluent quasiment en temps réel.

En quoi la gestion des RH peut-elle être associée à cet échec ?

En l’occurrence, je crois que plusieurs biais ont pénalisé le rôle des ressources humaines : la nécessité, tout simplement, pour les DRH de justifier leur rôle, mais aussi le recours à des outils complexes tels les ERP(1), onéreux, difficiles à gérer et qui engagent l’entreprise dans la durée sur des programmes difficilement modulables à court terme. Ceci pour l’aspect économique. Sur le versant social, les services ressources humaines sont responsables de la négociation et de la paix sociale. Les programmes de GPEC mettent en œuvre les classifications, les rémunérations, la gestion des carrières, c’est-à-dire des aspects du travail absolument déterminants pour la motivation et le climat social, mais assez rigides dans la durée, car reposant sur une tension entre les salariés – via notamment leurs représentants syndicaux – et les directions. Le temps nécessaire à la négociation n’est malheureusement pas toujours le même que le temps économique. Les questions de compromis sociaux restent difficiles à manier avec la réactivité nécessaire. A contrario, le fait d’opter avec la GPEC pour une gestion apaisée, contractuelle et relativement pérenne présente l’inconvénient de son avantage. Elle est trop stable – même si son principe est de faire évoluer les individus – pour être vraiment réactive. La GPEC consiste d’une certaine manière à rigidifier ce qui justement peut difficilement l’être.

On a vu en quoi la GPEC pouvait représenter une solution qui analyse mal les composantes motivationnelles du travail. Mais il y a là, au surplus, une véritable illusion d’optique. Non pas un mensonge, car il n’y a pas d’intention manipulatoire, mais un mirage : l’idée qu’on peut anticiper ce dont on ne sait pas grand-chose, voire rien du tout : l’avenir. Et une certaine naïveté : la croyance dans les modèles, les boîtes à outils. Les stratégies d’entreprise, pour être efficaces, demandent aujourd’hui un flou relatif lié à la complexité des enjeux. Simplifier ce qui ne peut pas l’être est trompeur. Pour être efficace, il faut savoir changer très rapidement de cap si la nécessité économique l’impose.

Faudrait-il renoncer à gérer les compétences ?

Non. Une entreprise a besoin d’un cadre. Mais il ne doit pas être rigide, c’est toute la difficulté. À cet égard, elle devrait pouvoir, quelle que soit sa taille, s’inspirer du fonctionnement des start-up. Les classifications, les métiers, les procédures, les reportings, etc. peuvent continuer d’exister, à condition que l’arbre ne cache pas la forêt, c’est-à-dire qu’ils n’engloutissent pas tout le temps utile et qu’ils puissent rester modifiables s’il faut faire autrement. Les instrumentations de gestion doivent être au service des hommes et non le contraire ! Dans les très petites entreprises, réunies autour d’un projet, cela se fait naturellement, presque sans filtres organisationnels. Chacun a bien conscience du sens et de l’intérêt de la tâche. Dans les entreprises plus grandes, le manager est le garant du sens du travail des équipes. Certes, un cadre existe, c’est celui de la stratégie d’entreprise, de l’organisation du travail et des process. Mais chaque équipe devrait avoir la latitude de déroger aux règles habituelles, justement pour rendre possible concrètement la réalisation de cette stratégie, notamment face à des aléas inédits. Concernant les compétences, l’entreprise ne peut pas toujours assurer une transition a priori vers les métiers de demain qu’elle ne connaît pas encore clairement. En revanche, elle peut utiliser les ressources humaines internes comme un vivier, faire confiance au désir des collaborateurs d’expérimenter de nouvelles façons de faire ou de se former sur les métiers qu’ils ont envie d’exercer. La compétence technique s’acquiert relativement facilement dès lors que quelqu’un a envie de l’acquérir et qu’il est confronté “en direct” à de nouvelles problématiques qu’il a envie de résoudre.

Pierre-Éric Sutter psychologue du travail

Parcours

> Pierre-Éric Sutter, psychologue du travail, est expert en évaluation des hommes dans la fonction RH et le management d’entreprises. Il est habilité IPRP (intervenant en prévention des risques professionnels).

> Il dirige Mars-Lab, société de conseil en management de la performance sociale et en prévention de la santé au travail.

> Il est l’auteur d’articles et d’ouvrages, dont Travailler sans s’épuiser, Eyrolles, 2016.

Lectures

La Nouvelle Société du coût marginal zéro, Jeremy Rifkin, Les Liens qui Libèrent, 2014.

Réinventer le travail, Dominique Méda et Patricia Vendramin, PUF, 2013.

(1) Enterprise resource planning, ou PGI, progiciel de gestion intégré.

Auteur

  • Pauline Rabilloux