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Droit et devoir de déconnexion : un enjeu de santé et de management

Zoom | publié le : 24.05.2016 | Catherine Sanson-Stern

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Droit et devoir de déconnexion : un enjeu de santé et de management

Crédit photo Catherine Sanson-Stern

Le projet de loi El Khomri prévoit pour la première fois d’introduire le droit à la déconnexion dans le Code du travail. Plusieurs entreprises ont commencé à traduire ce droit dans des accords afin de protéger la santé de leurs salariés et d’éviter de coûteuses requalifications de leurs contrats de travail en justice.

Le droit à la déconnexion devrait bientôt faire partie du Code du travail. L’article 25 du projet de loi Travail mentionne que le salarié dispose d’un « droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ». Pour protéger la santé du salarié de l’ère numérique, ce droit est évoqué depuis quelques années : dans l’ANI de juin 2013 sur la qualité de vie au travail, qui stipule que « les entreprises chercheront les moyens de concilier vie personnelle et vie professionnelle par l’institution de temps de déconnexion » ; dans un avenant d’avril 2014 à l’accord Syntec de 1999 sur la durée du travail ; et dans le rapport de l’ex-DRH d’Orange Bruno Mettling, rendu à la ministre du Travail en septembre 2015.

Les syndicats sont montés au créneau sur ce sujet : la Fieci-CFE-CGC a poussé à la négociation de l’accord Syntec de 2014, l’Ugict-CGT a lancé en septembre 2014 une campagne virale pour le droit à la déconnexion, dénonçant « une explosion du travail au noir des salariés qualifiés à responsabilité ». La CFDT Cadres vient de publier un document de 8 pages intitulé “Déconnexion : pour un droit et un devoir”. Mais les premières réflexions sur le sujet « datent du milieu des années 1990, se souvient Jérôme Chemin, secrétaire national de la CFDT Cadres. À l’époque, cela s’appelait le droit de coupure, car il n’y avait pas encore Internet ».

Paiement d’heures supplémentaires

La Cour de cassation a mis le sujet sous les projecteurs en invalidant, à travers des contentieux individuels, plusieurs accords collectifs de forfait-jours jugés insuffisamment protecteurs vis-à-vis de la santé des salariés concernés, demandant « que l’amplitude et la charge de travail restent raisonnables et assurent une bonne répartition, dans le temps, du travail de l’intéressé ». « Le juge de la Cour de cassation a affirmé qu’une entreprise qui emploie quelqu’un en autonomie complète ne peut pas faire comme si cette autonomie ne pouvait pas lui faire courir un risque de santé », explique Michel de La Force, président de la fédération Fieci-CGC. Cette jurisprudence a poussé certaines entreprises à agir pour se prémunir de futurs contentieux, notamment celles de la branche Syntec-Cinov visée par un arrêt d’avril 2013. « On se retrouve à plaider afin de savoir si des heures supplémentaires ont été réalisées ou pas, raconte Étienne Pujol, avocat chez STC Partners. Lorsque des salariés produisent des relevés indiquant avoir envoyé leur dernier e-mail à 23 h 30 de chez eux, l’entreprise a du mal à convaincre les juges que personne ne leur a demandé de le faire, que c’était leur choix et pas une directive imposée par la société. » Un arrêt de la cour d’appel de Grenoble du 30 janvier 2014 affirme que « l’utilisation des outils numériques – envoi et réception d’e-mails, d’appels téléphoniques – en dehors du temps de travail peut constituer un moyen de preuve pour le salarié en vue de requalifier ses temps d’utilisation en travail effectif, et au paiement d’heures supplémentaires ». On comprend que certaines entreprises commencent donc à s’y intéresser de près. Altran, dont 21 dossiers plaidés en cassation avaient valu un rappel d’heures supplémentaires, vient de signer un accord sur le temps de travail, qui mentionne explicitement le droit à la déconnexion, l’obligation de respecter les temps de repos et prévoit des mécanismes d’alerte du manager et du RRH en cas de surcharge d’activité.

Depuis l’avenant Syntec de 2014, Alain Bensoussan, avocat et président d’un cabinet spécialisé dans le droit des nouvelles technologies, recommande à ses clients d’intégrer le droit à la déconnexion dans leur charte des systèmes d’information et de l’expliquer dans un guide de mise en œuvre de la charte. « Avec sa responsabilité, un employeur peut interpréter le droit à la déconnexion comme une obligation de couper les serveurs, indique-t-il. Mais sa responsabilité ne serait pas engagée s’il peut montrer trois choses : que la charge de travail est raisonnable, qu’il a organisé ce droit à la déconnexion par de la sensibilisation, des formations, l’édition d’un guide, etc., et en organisant des plages minimales de déconnexion des serveurs d’e-mails et de dossiers – à partir de 23 heures par exemple. »

Dans le groupe bancaire BPCE, les messageries ont été coupées de 21 heures à 7 heures en semaine et durant le week-end quelque temps après une condamnation pour charge de travail excessive. De même, le groupe mutualiste Reunica stipule dans sa charte du bien-être au travail que les e-mails ne sont pas reroutés sur les terminaux entre 20 heures et 7 heures ainsi que le week-end. Certaines entreprises allemandes comme Daimler vont plus loin en utilisant des programmes automatiques empêchant un expéditeur d’envoyer un e-mail après 19 heures (en plaçant son message dans la boîte brouillons jusqu’au lendemain) ou en effaçant les messages envoyés pendant les vacances, après avoir prévenu l’expéditeur.

Jérôme Chemin, délégué syndical central chez Accenture, qui a participé à l’élaboration du rapport Mettling, voit l’entrée dans la loi du droit à la déconnexion « un formidable levier de discussion ». « Quand on a présenté le rapport à la ministre du Travail, on a insisté pour dire qu’il n’y a pas de solution miracle, témoigne-t-il. C’est dans chaque entreprise qu’il faut trouver le bon angle pour faire prendre conscience du problème aux gens. Dans certaines d’entre elles, couper les serveurs le soir marchera, alors que dans d’autres, non. Cela demande de tâtonner, d’expérimenter. » Un avis que partage Jean-Emmanuel Ray, professeur de droit du travail à l’Université Paris 1-Sorbonne, qui préconise « une régulation collective plutôt qu’une usine à gaz qui empêcherait les connexions. La question est différente dans une entreprise du secondaire et dans une SSII du quaternaire(1), qui travaille à l’international, souligne-t-il. C’est pourquoi il faut adapter le droit à la déconnexion à chaque entreprise ».

L’équilibre des temps de vie

Le projet de loi El Khomri incite à aborder le droit à la déconnexion lors de la négociation annuelle sur l’égalité professionnelle femmes-hommes et sur la qualité de vie au travail. Il invite aussi les entreprises d’au moins 300 salariés à élaborer une charte réunissant ces modalités, après avis du comité d’entreprise ou des délégués du personnel. C’est ce qu’a fait Solvay, qui a envoyé à tous ses salariés en septembre 2015 sa charte pour l’équilibre entre activité professionnelle et vie personnelle, inspirée de la charte des 15 engagements pour l’équilibre des temps de vie lancée par l’OPE (Observatoire de la parentalité en entreprise). Elle stipule que l’envoi d’e-mails doit être strictement limité en dehors des heures de travail et que le manager doit être exemplaire en « anticipant des délais réalistes pour les projets » et en « ne sollicitant pas ses collègues en dehors du temps de travail ».

Cette exemplarité du manager paraît capitale à Yves Lasfargue. Le directeur de l’Obergo (Observatoire des conditions de travail et de l’ergostressie) souligne l’importance du « mimétisme hiérarchique », déjà évoqué dans l’accord Areva de 2012, le premier à parler de droit à la déconnexion. « La déconnexion, ce n’est pas couper les réseaux mais changer la pratique de l’entreprise, souligne-t-il. Si les cadres sup le respectent, ceux d’en dessous le feront aussi. » Une analyse retenue également par Jean-Claude Delgenes, directeur général du cabinet Technologia, qui estime que « l’entrée du droit à la déconnexion dans la loi ne sera une avancée que s’il est accompagné d’un discours managérial, s’il est discuté avec les partenaires sociaux et si son application en est mesurée régulièrement. Sinon, cela sera jugé comme une entrave au travail et tombera en désuétude ». Par ailleurs, il rappelle que 50 % des cadres travaillaient après 20 heures en 2013, contre 30 % en 2003.

Double implication

Le rapport Mettling précise que « savoir se déconnecter est une compétence qui se construit à un niveau individuel mais qui a besoin d’être soutenue par l’entreprise », avec une palette d’outils : chartes, configuration par défaut des outils, actions de sensibilisation, espaces de discussion sur l’utilisation des outils numériques… Le concept de droit à la déconnexion y est couplé avec celui de devoir, comme dans l’avenant Syntec du 1er avril 2014. « Nous sommes attachés à la double implication des employeurs et des salariés dans l’effectivité de la déconnexion, affirme Viviane Chaine-Ribeiro, présidente de Talentia Software et de la Fédération Syntec. C’est la raison pour laquelle la notion de devoir de déconnexion des outils de communication à distance nous semble plus pertinente et opérationnelle que celle plus formelle de droit à la déconnexion retenue dans le projet de loi. »

Pour Laurent Trombini, représentant de la coordination CGT chez Thales, signer un accord ne suffit pas. Encore faut-il qu’il se traduise dans les faits. « Nous avons deux accords – QVT et temps de travail – qui parlent de droit à la déconnexion, mais il n’y a pas de moyens pour faire en sorte que ce soit un droit effectif. Le problème est avant tout la charge de travail. J’ai des collègues qui se connectent jusqu’à minuit ou une heure du matin et sont au bureau à 8 heures. Leur temps de repos n’est pas respecté. Nos revendications, c’est d’entrer dans le concret, avec la mise en place d’outils. »

Orange vient de conclure un accord avec la CFDT et FO (39 % des voix) – mais qui a vu l’opposition de la CFE-CGC, de SUD et de la CGT (53 %) – (lire Entreprise & Carrières n° 1289), dont l’un des premiers engagements était justement de rendre effectif le droit à la déconnexion. Pour cela, il prévoyait la poursuite des actions de sensibilisation-formation, la diffusion de la charte de bon usage de la messagerie, un bilan individuel et collectif des usages numériques communiqué aux services de santé au travail, une étude annuelle sur l’impact du numérique sur les conditions de travail présenté en CNSHSCT et la formation de 100 % des personnels des services de santé et d’environnement du travail à la détection des risques inhérents à l’utilisation des outils numériques.

1 Le secteur quaternaire se compose des SSII, des télécommunications et des start-up.

Auteur

  • Catherine Sanson-Stern