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L’interview

Michel Ferrary : « la bipolarisation sexuelle des entreprises represente un risque »

L’interview | publié le : 15.03.2016 | Éric Delon

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Michel Ferrary : « la bipolarisation sexuelle des entreprises represente un risque »

Crédit photo Éric Delon

La forte féminisation ou masculinisation des effectifs de certaines entreprises selon les secteurs, notamment au niveau de l’encadrement, peut représenter un risque en termes de diversité et d’attractivité.

E & C : Vos travaux, dans le cadre de l’Observatoire Skema* de la féminisation des entreprises, mettent en avant ce que vous appelez « une bipolarisation sexuelle des entreprises » depuis une dizaine d’années. De quoi s’agit-il ?

Michel Ferrary : L’observatoire que je dirige souligne en effet une forte hétérogénéité de la féminisation des plus grandes entreprises privées françaises, tant au niveau des effectifs que de l’encadrement ou du comité de direction. Ainsi, en 2015, les femmes représentaient en moyenne 34,36 % des effectifs de ces entreprises, 29,58 % de leur encadrement et 10,14 % de leurs comités de direction. Au-delà de ces moyennes, cette féminisation est marquée par une bipolarisation entre des entreprises « masculines » et des entreprises « féminines ». Les premières – par exemple Renault, Technip, Airbus, Vinci, Lafarge – se caractérisent par une faible présence des femmes dans les effectifs et dans l’encadrement. Les secondes – LVMH, L’Oréal, BNP Paribas, Sodexo, Accor – se caractérisent par une présence des femmes supérieure à la moyenne. Cette bipolarisation tend à s’accentuer au cours du temps. Les entreprises masculines le deviennent de plus en plus, de même pour les féminines.

Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Tout d’abord, par le type de qualification privilégié par les entreprises. Lorsque ces dernières recrutent majoritairement des ingénieurs, comme c’est le cas dans les secteurs de l’automobile, de l’énergie ou du bâtiment, elles sont handicapées par la faible féminisation des filières éducatives. Les jeunes femmes représentent environ 25 % des effectifs des écoles d’ingénieurs. Inversement, les filières de l’enseignement supérieur en gestion, dans lesquelles recrutent en priorité l’industrie du luxe, le secteur bancaire ou les services, sont féminisées à près de 50 %. Autre explication : les différences marquées hommes-femmes en termes de préférences professionnelles. Les enquêtes menées auprès des étudiant(e)s montrent régulièrement que les diplômées de l’enseignement supérieur choisissent majoritairement des entreprises comme LVMH, BNP Paribas ou Accor, alors que les diplômés masculins sont davantage attirés par Total, Airbus ou Renault. Le troisième facteur relève de la politique de promotion professionnelle dans l’entreprise et de l’épaisseur du plafond de verre entre le statut de non-cadre et celui de cadre. Chez Casino, si les femmes représentent 57,7 % des effectifs, elles ne pèsent que 36,8 % de l’encadrement. Par contre, chez Hermès, les femmes représentent 66 % des effectifs et 60 % de l’encadrement.

Comment les entreprises que vous avez évoquées se sont-elles progressivement féminisées ?

La fin du 20e siècle s’est caractérisée par l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail. Cette féminisation n’a pas progressé de manière homogène dans les entreprises. Par ailleurs, les filières d’enseignement choisies par les jeunes femmes et leurs préférences professionnelles ont déterminé le degré et la vitesse de féminisation des entreprises, notamment au niveau de leur encadrement. Entre 2007 et 2015, la féminisation du management est passée de 30 % à 41 % à Sodexo, de 8 % à 24 % chez Total. Mais, dans d’autres sociétés, ce taux a stagné. Il est passé seulement de 20,1 % à 24 % à Véolia Environnement et de 19,5 % à 20 % chez Lafarge.

Cette forte féminisation représente-t-elle un avantage ou un inconvénient pour les entreprises concernées ?

À moyen terme, la féminisation des entreprises et de leur encadrement ne constitue nullement un handicap. Au contraire, c’est l’incapacité de ces dernières à attirer des femmes qui pourrait être problématique. La prégnance accrue des questions relatives à la responsabilité sociale des entreprises et à l’égalité professionnelle fait de l’attractivité à l’égard des femmes un enjeu stratégique pour les employeurs. Par ailleurs, les recherches académiques démontrent à l’envi que la diversité représente un facteur de performance des entreprises. En s’ouvrant à la diversité, notamment en recrutant des femmes, elles recrutent des personnes souvent plus talentueuses, qui comprennent mieux les attentes de leurs clientes, améliorent leurs processus de décision, accroissent la motivation des salariés issus de la diversité et envoient un signal positif à leurs différentes parties prenantes – clients, fournisseurs, actionnaires, médias.

En quoi la bipolarisation masculin-féminin pose-t-elle des défis aux DRH ?

À court terme, cette bipolarisation fait courir un risque aux entreprises fortement masculinisées, dont l’un des enjeux réside dans l’augmentation du taux de femmes dans leurs effectifs, notamment dans l’encadrement. Or, on l’a vu, les femmes ne suivent pas les filières de formation privilégiées par ces entreprises et n’aspirent pas à les intégrer. Prenons l’univers du BTP. À Vinci, les femmes ne représentent que 17,6 % de l’encadrement (15,5 % chez Eiffage). À l’École spéciale des travaux publics du bâtiment et de l’industrie, principale « pourvoyeuse » d’ingénieurs du secteur, les filles ne représentent que 24 % des effectifs. Parmi elles, seules 40 % souhaitent travailler dans une entreprise du bâtiment. Si les entreprises sont directement responsables de la féminisation dans leurs recrutements, elles ne sont que peu influentes sur celle des filières de formation. Or les pouvoirs publics font volontiers reposer la responsabilité de l’égalité professionnelle sur les entreprises, tout en ignorant les limites externes qui s’imposent à elles. À moyen terme, la bipolarisation sexuelle va aussi représenter un défi pour des entreprises trop féminisées. Des entreprises comme LVMH (74 % de femmes, 62 % des cadres) ou L’Oréal (67 % de femmes, 59 % des cadres) se trouvent déjà confrontées à des difficultés pour recruter des hommes.

Quelles pistes proposez-vous pour inverser cette tendance ?

Les directions des RH mènent déjà des actions concrètes, qui vont dans le bon sens pour rétablir une certaine forme d’équilibre : parité dans les short lists de recrutement (externe et interne), dispositifs de mentoring, création de réseaux féminins, sensibilisation des managers aux questions relatives à l’égalité et à la diversité des équipes… Certaines entreprises encouragent leurs cadres femmes à témoigner dans les grandes écoles ou à l’université pour inciter les jeunes filles à envisager un spectre plus large de carrières et ainsi améliorer leur marque employeur.

En revanche, la faible évolution de la féminisation des comités de direction demeure un défi majeur. Le risque est bien réel que les pouvoirs publics légifèrent en la matière comme ils l’ont déjà fait pour la féminisation des conseils d’administration.

(1) Skema Business School est une école de commerce française issue de la fusion entre le groupe ESC Lille et le Ceram.

Michel Ferrary Professeur en GRH

Parcours

→ Michel Ferrary est professeur de GRH à Skema Business School et à l’université de Genève.

→ Il est l’auteur de Management des ressources humaines : entre marché du travail et acteurs stratégiques (Dunod, 2014).

Titulaire d’un doctorat en gestion de HEC Paris, il est fondateur et directeur de l’Observatoire Skema de la féminisation des entreprises, et conseille des entreprises sur la définition et la mise en oeuvre de leur politique de diversité.

Lectures

→ Manager par les équilibres. Le bien-être des collaborateurs au service de l’efficacité collective, Jérôme Ballarin, Vuibert, 2015.

→ Mindful management & Capital émotionnel & positif, Bénédicte Gendron, De Boeck, 2015.

→ sociologie des outils de gestion, Ève Chiapello et Patrick Gilbert, La Découverte, 2013.

Auteur

  • Éric Delon