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Organisation : les managers déboussolés par l’entreprise libérée

L’enquête | publié le : 01.03.2016 | V. Q.

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Organisation : les managers déboussolés par l’entreprise libérée

Crédit photo V. Q.

Le mouvement de l’entreprise libérée, en rendant tous les salariés autonomes et responsables, déstabilise la fonction managériale. Les entreprises engagées dans ce processus doivent bien définir ce qu’elles attendent des managers et les accompagner dans leur nouveau rôle.

C’est un livre d’Isaac Getz, Liberté & Cie, paru en 2012(1), qui a popularisé le concept. Depuis, l’entreprise libérée est la nouvelle mode managériale qui fait le buzz. Elle propose de faire confiance aux individus en les laissant s’organiser dans leur travail et prendre les initiatives qu’ils souhaitent. L’objectif est de substituer le “pourquoi” au “comment”. Les processus et les règles ont moins d’importance que l’objectif à atteindre et le sens donné à leur mission. En réalité, rien de bien nouveau dans l’histoire des théories du management (lire l’interview p. 25). Mais, si ce modèle rencontre un tel écho, c’est qu’il répond à la fois aux aspirations des individus – l’entreprise libérée affirme vouloir le “bonheur” des salariés – et aux besoins des entreprises. « Les entreprises ont atteint leurs limites dans leur fonctionnement actuel, que ce soit sur le plan économique ou sur celui de la qualité de vie au travail. Elles sont donc dans l’obligation d’innover et de trouver d’autres formes d’organisation pour répondre aux aspirations exprimées par les salariés des jeunes générations », explique Patrick Conjard, chargé de mission à l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact) et responsable du projet “management du travail”.

“Guerre aux managers”

Que deviennent les managers dans ce modèle ? Les départs pour incompatibilité avec cette nouvelle stratégie sont fréquents, comme l’a vérifié sur le terrain Hélène Picard, auteure de la première thèse universitaire sur l’entreprise libérée (lire p. 25). Un chercheur de l’Insead, Gianpiero Petriglieri, qui a étudié l’entreprise Zappos, évoque même dans un article de la Harvard Business Review une « guerre aux managers »(2). François Geuze, va plus loin. Auditeur social, enseignant au master MRH de Lille 1, cet observateur très critique de l’entreprise libérée (voir Entreprise & Carrières n° 1276) estime qu’il s’agit, dans beaucoup de cas, d’un « plan social déguisé ». Il pointe également un autre phénomène, souvent passé sous silence : le transfert de responsabilités des managers ne se produit pas seulement vers les collaborateurs, mais parfois aussi vers la direction : « Quand on transfère ce qui relève un peu plus de la stratégie vers les niveaux supérieurs, cela ne peut que développer une autocratie de la pire espèce. » Et, quand le dirigeant joue aux apprentis sorciers, les effets sont catastrophiques (lire le témoignage ci-contre).

Lorsqu’ils restent, les managers doivent sérieusement songer à évoluer. « À partir du moment où l’on fait confiance, il n’y a plus besoin de contrôle. Et toutes les coordinations qui, avant, étaient assumées par un supérieur hiérarchique sont effectuées maintenant par l’équipe. Le bon sens conduit donc à réorienter les managers vers des activités créatrices de valeurs : des fonctions qui peuvent être commerciales, de développement de business, etc. », indique Isaac Getz, professeur de leadership à ESCP Europe.

Encore faut-il les accompagner dans ce changement radical. Dans une entreprise qu’elle a étudiée, Hélène Picard a observé des situations très contrastées. Bien accompagnés sur certains sites, les managers étaient laissés à l’abandon sur d’autres : « Certains m’ont dit : je ne sais pas ce que je fais. On me donne une mission d’amélioration continue, mais je ne sais pas ce que cela veut dire. »

Patrick Conjard constate un certain flou dans la redéfinition du rôle des managers : « C’est un peu la boîte noire. Derrière les grands principes – sortir de la logique de contrôle –, il y a une vraie réflexion à avoir sur le rôle, le positionnement et l’activité de ces nouveaux managers. » L’entreprise Lippi a dû ainsi éclaircir ce qu’elle attendait des encadrants après une intervention de l’Association régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) Poitou-Charentes (lire p. 24).

Des risques importants de déstabilisation

« L’accompagnement de l’entreprise libérée est indispensable, car les risques de déstabilisation des collectifs, et notamment de la ligne managériale, sont très importants », estime Thierry Rochefort, professeur associé en GRH à l’IAE de Lyon 3 et organisateur d’un colloque à Lyon sur le sujet en février dernier.

Même lorsqu’elle est menée progressivement et dans le respect des collaborateurs, la démarche de “libération” peut créer un malaise. À Generali, la directrice de l’organisation admet avoir sous-estimé l’impact de la nouvelle “organisation du travail responsabilisante” sur les managers (lire p. 23). L’entreprise a revu sa copie, et les managers ont retrouvé un pouvoir d’initiative dans la nouvelle démarche managériale en cours. Ils bénéficient aussi d’un accompagnement des RH.

Maintenir une autorité de régulation

Soutenir, accompagner, aider ses équipes à grandir : c’est ce qui est souvent demandé au manager dans l’entreprise libérée. Mais la question de son autorité est oubliée, au nom d’une conception plutôt étroite du rôle de l’encadrant, limité à du contrôle. Une vision contre laquelle Bernard Jarry-Lacombe, membre de la CFDT Cadres et auteur de Manager sans se renier, s’insurge et dont il pointe les risques : « Gagner en autonomie et en responsabilité ne se fait pas tout seul ; il faut un manager pour réguler. Sans une autorité managériale de régulation, c’est la porte ouverte à des prises de pouvoir, à des compétitions internes à l’équipe, voire à des problématiques de bouc émissaire. » Patrick Conjard renchérit : « Derrière l’idée de liberté, il y a cette représentation un peu candide qui consiste à dire : on enlève les chefs et ça va bien se passer. Sur le terrain, on voit que ce n’est pas toujours le cas. »

C’est pourquoi Thierry Rochefort conseille aux entreprises intéressées par le modèle « de vraiment sortir du dogme – car il y a un côté un peu “croyant” dans l’entreprise libérée – et de faire preuve de pragmatisme ». Un avis partagé par Thierry Rousseau, chargé de mission à l’Anact : « Pour réussir le passage à l’entreprise libérée, les acteurs ont intérêt à l’adapter à l’existant et à inventer, à partir de leur propre situation, un mode d’organisation qui produit à la fois du bien-être et de la performance. »(3)

Hélène Picard suggère quelques points de vigilance : « Veiller à garder un lien fort entre la participation des salariés et le travail quotidien ; penser la place de médiateur dans les espaces de parole ; maintenir dans le temps des espaces de discussion, car une délibération n’est pas prise une fois pour toutes. La liberté est un processus continu. »

Pour aller plus loin

→ Synthèse documentaire sur l’entreprise libérée, septembre 2015. Téléchargeable sur le site de l’Anact : www.anact.fr/node/7806

→ liberteetcie.com : blog d’Isaac Getz sur l’entreprise libérée.

→ www.e-rh.org/documents/lafindelillusion.pdf : recueil du Collectif des Mécréants sur l’entreprise libérée.

(1) Coécrit avec Brian M. Carney, éd. Fayard.

(2) https://hbr.org/2015/05/making-sense-of-zappos-war-on-managers

(3) www.anact.fr/entreprise-liberee-attention-au-dogmatisme, fév. 2016

Auteur

  • V. Q.