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L’interview

Christian Bourion : « Le bore-out est un phenomene rampant, car il est malvenu de s’en plaindre »

L’interview | publié le : 19.01.2016 | Pauline Rabilloux

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Christian Bourion : « Le bore-out est un phenomene rampant, car il est malvenu de s’en plaindre »

Crédit photo Pauline Rabilloux

On connaissait le burn-out, mais le bore-out syndrom pourrait être largement plus répandu et se révéler plus dangereux, pour l’individu comme pour la société. Afin d’échapper aux conséquences personnelles et collectives de l’inactivité dans l’emploi, il conviendrait de prendre conscience des risques et de pousser les salariés concernés vers l’activité.

E & C : Vous publiez un livre sur le bore-out syndrom. Pourquoi ne pas simplement parler d’ennui au travail ?

Christian Bourion : Le terme bore-out a été utilisé en contrepoint du terme burn-out, auquel nous sommes maintenant habitués. On connaît depuis plusieurs années ce syndrome de “combustion” psychique, qui conduit à la dépression, voire au suicide de ses victimes surchargées de travail et de responsabilités. Les chiffres en la matière sont toujours difficiles à établir puisque, pour comptabiliser précisément un phénomène, il faut s’entendre sur une définition. Or les symptômes du burn-out relèvent d’une palette de réactions physiques et psychiques difficile à préciser de manière rigoureuse. Cependant, on estime à environ 10 % des salariés le nombre de “burnoutés”. À partir d’une étude qualitative sur Internet et en sélectionnant une série d’items relatifs à l’ennui, nous avons pour notre part estimé à 30 % des requêtes des internautes sur le thème du travail celles qui faisaient état d’un ennui lié à l’inactivité sur le lieu de travail(1). En clair, on va au boulot, mais on n’a quasiment rien à y faire, et il faut chaque jour s’ingénier à passer le temps. Le bore-out, que nous définissons comme du travail sans activité, a été le terme choisi plutôt que celui plus habituel d’ennui, précisément pour induire la comparaison avec le burn-out et parce que les conséquences des deux syndromes sont parfois assez semblables : découragement, dépression, démotivation… Si l’on compare les chiffres, mêmes approximatifs, le burn-out nous paraît un phénomène marginal, quand le bore-out nous semble un phénomène massif, qui remet en cause la question du travail et du chômage.

Pouvez-vous préciser la notion de “travail sans activité” ? Et quels sont les secteurs particulièrement touchés ?

Les nombreux témoignages obtenus font état d’une occupation quotidienne qui va d’une dizaine de minutes à moins de deux heures de travail par jour. Si le burn-out fait la une des médias, le bore-out est, au contraire, un phénomène rampant, car il est malvenu de s’en plaindre. Quand, pour beaucoup, être payé à ne rien faire constitue un idéal aussi longtemps que l’on n’est pas concerné, mourir d’ennui au travail et être payé parfois grassement à ne rien faire est vécu comme une situation honteuse. Dans la morale commune, il faut mériter sa rémunération.

Le phénomène n’est sans doute pas récent, mais du fait de la libération de la parole sur Internet, les langues commencent à se délier. Par ailleurs, les mutations rapides des technologies et de l’emploi ont contribué à faire évoluer le travail quand les lois, pour leur part, agissent dans le sens d’un ralentissement des mutations économiques et sociales. Conséquence : de nombreux emplois ont vu leur réalité se vider de leur substance alors que, du fait de leur statut protecteur et du droit relatif aux licenciements, il est souvent moins coûteux de payer des gens inactifs que de les licencier. À ces bataillons d’emplois dévitalisés s’ajoute ce que David Graeber, professeur d’économie à la London School of Economics, appelle les bullshit jobs – les « boulot à la con » –, qui n’ont aucun sens ni aucune réelle utilité.

Certains secteurs sont plus touchés que d’autres. Alors qu’il est difficile, dans une petite entreprise du secteur privé, de payer quelqu’un qui ne travaille pas, tout simplement parce que le job doit être fait et que les ressources humaines et financières sont limitées, l’administration ou les très grandes entreprises peuvent au contraire héberger bon nombre de salariés dont l’inactivité ne crève pas les yeux. Les apparences sont sauves et les “bénéficiaires” de tels emplois ne font pas trop de bruit. À cet égard, l’administration territoriale, notamment, pâtit d’un double handicap. Elle est entravée par le fait que beaucoup de salariés y sont inamovibles et par le clientélisme politique qui tend à favoriser la mise au placard des équipes précédentes.

Individuellement et collectivement, quelles sont les conséquences de cette situation ?

Individuellement, le bore-out syndrom engendre malaise, perte de l’estime de soi et dépression, avec son cortège de symptômes : anxiété, agressivité, insomnies, problèmes alimentaires… Ne pouvoir être ni reconnu par son travail ni s’estimer soi-même pour ce que l’on fait est destructeur. Après avoir épuisé les solutions dilatoires : passer la journée à “chater” sur Internet, à lire, à jouer, à boire un café, etc., certains s’inventent du boulot, volent celui des autres, trichent sur leurs horaires. Nous sommes là dans les réactions en temps réel, qui ne grèvent pas forcément l’avenir. Mais là où la dimension de souffrance individuelle rejoint la dimension collective, c’est quand le besoin de soulager le mal-être immédiat entraîne des comportements d’adaptation pervers. On n’a plus à faire preuve de sagacité pour accomplir sa tâche, on tend à désinvestir les processus cognitifs pour réduire l’écart entre les représentations d’une activité normale et valorisante pour soi-même et ce qu’on perçoit de ses tâches actuelles. Non seulement on n’utilise plus son savoir, qu’il a fallu apprendre parfois pendant des années, mais encore, on cesse d’apprendre et on devient inapte à progresser. Les individus se sclérosent, font du surplace, voire régressent et, dans tous les cas, deviennent des poids morts pour l’activité économique. À ne rien faire, on finit par n’apprendre qu’une seule chose : comment ne rien faire. Comment inventer des pseudo-tâches, faire semblant, tricher ? À la place d’individus adaptables, la non-activité crée du parasitisme. Elle grève l’avenir de l’individu comme du groupe.

Que faire pour faire régresser cette inactivité ?

On ne peut évidemment pas prétendre redresser la barre d’un seul coup et faire bondir le taux de chômage des 10 % actuels vers des taux de 30 % ou 40 %, qui pourraient être atteints en supprimant les faux emplois, ceux qui permettent quand même à certains de toucher un salaire. On peut cependant prendre conscience du danger et conseiller aux personnes qui s’ennuient à mourir dans leur poste de bouger plutôt que de se terrer ; leur conseiller, pour rester en vie, d’éviter les pièges de la perversion. Mais ce qui vaut pour l’individu vaut aussi d’une certaine manière pour la société. Favoriser la mobilité dans l’emploi en levant les rigidités du Code du travail pourrait contribuer à remettre progressivement la société salariale en marche. Les Trente Glorieuses sont terminées depuis longtemps. Pour sortir des “Trente Piteuses”, il faut cesser de regarder vers l’arrière, s’activer.

(1) “Le bore-out syndrom”, publié dans la Revue internationale de psychosociologie n° 41, en 2011.

Christian Bourion économiste

Parcours

→ Christian Bourion, économiste, spécialiste de la gestion du travail, est professeur à ICN Business School Nancy-Metz.

→ Il est par ailleurs rédacteur en chef de la Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels (Ripco).

→ Il est l’auteur du Bore-out syndrom. Quand l’ennui au travail rend fou (Albin Michel), publié ce mois de janvier.

Lectures

→ Plaisir de travailler, Maurice Thévenet, éditions d’Organisation, 2e éd., 2004.

→ Pourquoi j’irai travailler. J. Duval-Hamel, R. Sainsaulieu, F. Bournois, S. Roussillon, É. Albert, J. Rojot, Eyrolles, 2003.

Auteur

  • Pauline Rabilloux