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L’interview

Sophie Bernard : « Les primes doivent être un instrument de reconnaissance, pas de mobilisation »

L’interview | publié le : 17.11.2015 | Violette Queuniet

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Sophie Bernard : « Les primes doivent être un instrument de reconnaissance, pas de mobilisation »

Crédit photo Violette Queuniet

Favorables aux primes individuelles, les cadres en critiquent la mise en œuvre. Les critères d’attribution sont considérés comme opaques et subjectifs. Les DRH ont un rôle à jouer pour en faire un véritable outil de reconnaissance du travail accompli.

E & C : Vous venez d’achever une enquête sur la perception par les salariés des rémunérations hors salaire. Dans quel cadre et avec quel objectif ?

Sophie Bernard : Nous avons répondu, avec ma collègue Élise Penalva-Icher, à un appel à projet de l’Association pour l’emploi des cadres (Apec). Notre but était de saisir les effets de la part variable de la rémunération des salariés sur le rapport au travail et à l’entreprise. Cette part ne cesse de progresser depuis les années 1990. D’après la Dares, les primes et compléments de salaires représentaient en 2012 en moyenne 13,1 % de la rémunération brute totale dans les entreprises de dix salariés et plus. Les études quantitatives observent aussi une diversification et une complexification des pratiques de rémunération, avec des packages composés de primes sur objectifs, intéressement, participation voire actionnariat salarié.

Ces outils sont à la fois des révélateurs de l’évolution du monde du travail et participent à le transformer. C’est pourquoi il est intéressant de comprendre comment ils sont perçus par les salariés. L’étude s’est déroulée en deux étapes : une enquête auprès de cadres de tous secteurs ; puis deux “terrains”, l’un dans une banque, l’autre dans un hypermarché, avec des entretiens menés auprès de cadres et employés.

Que ressort-il de l’enquête auprès des cadres ?

Il y a une totale adhésion de principe à l’individualisation des rémunérations. La prime variable individuelle est, pour les cadres, à la fois un moyen de reconnaître leur mérite et un moyen de se situer par rapport aux autres. Les plus jeunes sont les plus acquis aux primes sur objectifs, pas seulement pour le gain financier mais pour une question de reconnaissance symbolique. On veut être reconnu comme le meilleur. C’est particulièrement vrai chez les jeunes cadres d’origine modeste : les primes peuvent être vues comme un signe de leur réussite professionnelle et sociale.

La dimension ludique n’est pas absente : cela devient presque un jeu d’atteindre ses objectifs, un moteur au quotidien. Sur le principe, les cadres adhèrent donc à la politique de primes individuelles. Mais ils sont très critiques sur sa mise en œuvre, en particulier les plus anciens. La critique porte sur l’opacité des critères de rémunération, du moins des critères qualitatifs. Tant qu’il s’agit d’atteindre un objectif chiffré, c’est bien perçu, car ils ont le sentiment qu’ils peuvent agir dessus. Mais les critères qualitatifs, surtout s’ils sont nombreux, rendent les choses illisibles. Du coup, ils ont le sentiment de ne plus les maîtriser.

Ce constat est-il confirmé par les enquêtes de terrain ?

On retrouve dans la banque ce conflit entre l’adhésion de principe à une prime individualisée et la critique de sa mise en œuvre. Pour les cadres, l’évaluation managériale est le principal critère, et ils ont l’impression que leur manager fait un peu “à la tête du client”. Le manager, quant à lui, est pris dans les contraintes d’une enveloppe fixe qui limite ses marges de manœuvre : donner à l’un, c’est retirer à l’autre. Il en est conduit à bricoler pour répartir les primes d’une manière qu’il juge « juste », mais qui n’est pas toujours perçue comme telle par les cadres.

Dans l’hypermarché, les primes sur objectifs ne concernent que les cadres. Ce qui est remarquable – et que nous n’avons pas constaté dans la banque –, c’est l’attachement des salariés aux dispositifs de partage des bénéfices, qui se composent de l’intéressement, de la participation et de l’actionnariat salarié. Pendant les trente années de croissance du secteur, cette part variable pouvait représenter jusqu’à six mois de salaire complémentaire pour un employé.

Quel est l’effet de la rémunération variable sur l’engagement au travail ?

Dans l’hypermarché, les dispositifs d’intéressement et de participation ont été un puissant facteur individuel et collectif d’émulation, avec l’idée que l’intérêt de l’entreprise et l’intérêt des salariés se confondaient. L’effet sur la responsabilisation est indéniable mais n’est plus aussi net depuis que le secteur est en crise. C’est plutôt une logique de nécessité qui conduit les employés les plus récemment embauchés à se donner au maximum : en plus de leur faible salaire, ils peuvent espérer un petit complément si les résultats du magasin s’améliorent.

En ce qui concerne les primes individuelles, elles peuvent permettre de maintenir un engagement dans le temps si elles sont pensées comme un mode de reconnaissance. Mais, le plus souvent, elles sont conçues comme un outil de mobilisation du personnel. Or cela peut se révéler contre-productif, car les salariés n’ont pas attendu les primes, ou plus largement l’action du management, pour être engagés au travail. La question sensible est celle du maintien de cet engagement dans le temps. Dans le cas de la banque, les salariés tendent à contester les modalités de répartition des primes. S’ils ont le sentiment de ne pouvoir agir dessus, l’effet de responsabilisation des salariés n’est plus aussi net.

Que peuvent faire les DRH pour rendre plus lisibles les critères d’attribution des primes ?

Une solution pour que les indicateurs soient pertinents et considérés comme légitimes par les salariés consisterait à associer ces derniers à la réflexion sur la construction de ces critères. Les DRH auraient aussi à gagner à solliciter la sociologie du travail, discipline à même de mettre au jour les conditions concrètes de réalisation du travail. Car trop souvent, les réflexions sur les critères d’attribution des primes sont déconnectées d’une connaissance fine du travail réalisé par les salariés.

En aval, les DRH auraient intérêt à davantage accompagner les salariés, à communiquer sur ces critères, à expliciter les résultats. L’enquête de terrain démontre que nombre de salariés reçoivent simplement un courrier annonçant sans explication le montant de leurs primes. Les DRH ratent alors l’occasion d’en faire un véritable outil de reconnaissance du travail accompli, qui supposerait de permettre l’échange avec les salariés.

Sophie Bernard Sociologue

Parcours

→ Sophie Bernard est maître de conférences en sociologie à Paris-Dauphine et chercheure à l’Irisso (Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales).

→ Elle est l’auteure de Travail et automatisation des services : la fin des caissières ? (Octarès, 2012).

→ Actuellement, elle mène une recherche sur le brouillage des statuts d’emploi entre indépendants et salariés.

→ Avec Élise Penalva-Icher, également maître de conférences en sociologie, elle vient de rendre une étude sur les rémunérations hors salaires des cadres. Le rapport sera bientôt disponible sur le site de l’Apec.

Ses lectures

→ Réinventer le travail, Dominique Méda et Patricia Vendramin, PUF, 2013.

→ Le Monde privé des ouvriers, Olivier Schwartz, PUF, 2012.

→ Sauver la vie, donner la mort, Anne Paillet, La Dispute, 2007.

Auteur

  • Violette Queuniet