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L’interview

François Stankiewicz : « La gestion de la “destruction creatrice” d’emplois N’est pas un fleuve tranquille »

L’interview | publié le : 27.10.2015 | Pauline Rabilloux

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François Stankiewicz : « La gestion de la “destruction creatrice” d’emplois N’est pas un fleuve tranquille »

Crédit photo Pauline Rabilloux

L’analyse de la destruction créatrice d’emplois suggère l’existence de plusieurs scénarios d’adaptation. Une tâche dont la responsabilité incombe aux DRH, qui devront à la fois maintenir l’employabilité des salariés et évaluer les coûts des options d’adaptation de l’entreprise dans un marché très concurrentiel.

E & C : De quoi parle-t-on lorsqu’on évoque la “destruction créatrice” d’emplois ?

François Stankiewicz : L’innovation fait partie intégrante de la guerre économique. Le capitalisme est une économie essentiellement concurrentielle, dans laquelle chaque entreprise, pour survivre, doit s’efforcer de développer un avantage compétitif. Le processus de “destruction créatrice”, induit par les changements tels que les définissait l’économiste autrichien Schumpeter au début du 20e siècle, est impliqué par cette logique concurrentielle. À mesure que l’entreprise s’adapte à son marché, voire cherche à en développer de nouveaux, des emplois deviennent obsolètes quand d’autres émergent. Au niveau global, le nombre d’emplois créés n’est pas forcément égal au nombre d’emplois détruits, mais les changements affectent aussi la structure des emplois, la nature des compétences requises et les conditions de travail. Les risques relatifs à la santé, à la sécurité évoluent en même temps que les métiers, de même que sont modifiées les relations avec les pairs, la hiérarchie et, éventuellement, les horaires et les rythmes de travail. Les managers RH connaissent bien ces destructions créatrices qu’ils nomment plutôt “réorganisations” ou “restructurations”. Mais, sous des mots différents, il s’agit de la même réalité.

En quoi les destructions créatrices d’emplois affectent-elles la fonction RH ?

Deux responsabilités majeures incombent aux DRH : d’une part, rester vigilants sur la capacité des salariés de l’entreprise à transiter vers de nouveaux emplois, aussi bien en interne qu’en externe ; d’autre part, évaluer aussi précisément que possible le coût des scénarios de transition afin de choisir la meilleure option pour cheminer vers la situation cible. Concernant le premier point, il s’agit de la question du maintien de l’employabilité des salariés. La loi française fait obligation aux entreprises de s’en préoccuper : « L’employeur assure l’adaptation des salariés à leur poste de travail. Il veille au maintien de leur capacité à occuper un emploi, au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations. Il peut proposer des formations qui participent au développement des compétences, ainsi qu’à la lutte contre l’illettrisme » (article L. 6321-1 du Code du travail). À cet égard, on peut penser qu’un salarié qui a déjà évolué dans le passé évoluera plus facilement dans le futur. L’entretien professionnel nouvellement créé constituera une incitation supplémentaire. Du point de vue de l’entreprise, la difficulté en matière d’employabilité est qu’elle ne connaît pas la nature des emplois du futur. Il reste néanmoins possible de se préparer à l’avenir. Quand bien même on ne sait pas en quoi consisteront précisément les restructurations, on peut mettre en place, par avance, des procédures définissant la démarche de l’entreprise en cas de choc structurel : procédure d’alerte et moyens disponibles pour les salariés occupant des emplois menacés. Concernant l’évaluation de la formation, une approche organisationnelle s’impose. Le retour sur formation n’est calculable qu’au niveau des différents scénarios de transition envisagés par l’entreprise et non pas au niveau des actions de formation considérées isolément, dont on peut néanmoins évaluer l’efficience – mais pas l’efficacité globale pour l’entreprise.

L’anticipation RH que vous préconisez excède-t-elle la seule GPEC ?

Quand des restructurations s’imposent, l’entreprise peut choisir toutes les solutions entre les deux extrêmes, qui consistent à les anticiper le plus en amont possible pour y préparer “à froid” les salariés ou, au contraire, mettre les salariés “à chaud” devant le fait accompli des licenciements. L’une ou l’autre solution dépend des obligations fixées par le législateur dans le pays où est située l’unité productive, du coût des mutations et, bien sûr, du type d’emplois concernés. Dans des pays où il n’y a pas de législation sociale, il n’y a aucune nécessité – si ce n’est éthique – à préparer les salariés aux restructurations, sauf si elle anticipe de rencontrer des difficultés dans le recrutement et juge utile pour cette raison de former sa main-d’œuvre actuelle. Dans tous les cas, le type de main-d’œuvre influe également sur les choix, puisqu’il est plus difficile de préparer à d’éventuels changements de postes des salariés peu qualifiés, qui ne disposent pas de méta-compétences de base, qui permettent d’acquérir par la suite les compétences spécifiques des emplois nouveaux. La gestion prévisionnelle est nécessaire en ce sens que l’entreprise ne doit pas se voiler la face sur les mutations à venir. Toutefois, le désir de négocier des parties prenantes semble plus décisif que la capacité à prévoir de l’entreprise. Un arbitrage en fonction des coûts et des difficultés escomptées d’une gestion à froid, à chaud, ou mixte s’impose dans une logique concurrentielle. La GPEC n’est donc pas par nature préventive. Prévoir les compétences dont l’entreprise aura besoin demain ne présage en rien que tous les salariés d’aujourd’hui pourront être reclassés dans le contexte d’une gestion à froid. Bien plus, on peut anticiper des évolutions alarmantes, mais ne pas choisir pour autant une gestion à froid des adaptations nécessaires.

Que peuvent faire les DRH concernant la gestion des emplois ?

La gestion de la destruction créatrice n’est pas, par nature, un fleuve tranquille. Au plan individuel, il existe une contradiction entre les intérêts des gens en tant que consommateurs – ils souhaitent acheter des produits innovants, au meilleur prix, en bénéficiant des meilleurs délais – et en tant que travailleurs, puisque les exigences du consommateur menacent éventuellement leur emploi. Au plan de l’entreprise, la dimension de guerre économique consubstantielle au capitalisme s’accommode mal de l’exigence de paix sociale que l’entreprise a intérêt à favoriser en son sein. À défaut de pouvoir concilier les désirs contradictoires des consommateurs-salariés, il appartient au DRH de faire comprendre au personnel, ainsi que l’affirme Schumpeter, que la destruction créatrice est « la donnée fondamentale du capitalisme », à laquelle « toute entreprise capitaliste doit, bon gré, mal gré, s’adapter ». Un management des RH qui parvient à convaincre les salariés de la nécessité de ce combat de l’entreprise pour sa survie et son développement constitue un atout essentiel. La guerre est “économique”. Pourquoi la paix ne serait-elle que “sociale” ?

François Stankiewicz Professeur en GRH

Parcours

→ François Stankiewicz est professeur émérite à l’université de Lille 1, où il a créé et dirigé le master Management des RH. Il est membre du Clersé-CNRS.

Il est l’auteur de La GPEC dans un contexte imprévisible (éd. Liaisons, 2010), et, avec Alexandre Lené, d’Économie des ressources humaines (Repères, La Découverte, 2011). Il a codirigé avec Faïz Gallouj un ouvrage intitulé Le DRH innovateur (PIE Peter Lang, 2014).

Lectures

→ Théorie de l’évolution économique, Joseph Schumpeter, Dalloz (traduction de la seconde édition allemande de 1926), 1999.

→ Encyclopédie des ressources humaines, José Allouche (coord.), Vuibert, 2012 (3e édition).

Auteur

  • Pauline Rabilloux