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L’interview

Bernard Stiegler : « Il faut rendre aux individus leur faculté à se désautomatiser »

L’interview | publié le : 20.10.2015 | Frédéric Brillet

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Bernard Stiegler : « Il faut rendre aux individus leur faculté à se désautomatiser »

Crédit photo Frédéric Brillet

La société automatique transforme le travail en enfermant les individus dans des process de plus en plus rigoureux. En perdant leur capacité à se “désautomatiser”, ils ne peuvent plus innover. En les rendant davantage autonomes, ils retrouveront ce pouvoir.

E & C : Dans vos deux derniers ouvrages, vous estimez que, dans le monde du travail, les individus perdent leur capacité à modifier les automatismes sociaux et culturels acquis par la formation. Comment s’explique ce processus et quelles en sont les conséquences ?

BERNARD STIEGLER : Ce processus remonte à la révolution industrielle et s’est prolongé avec le taylorisme. Récemment, les cols blancs, tenus d’utiliser des logiciels de gestion d’entreprise tels SAP, qui “taylorisent” les fonctions support comme la finance ou les ressources humaines, perdent à leur tour la liberté de “désautomatiser” leur travail. Ils passent de plus en plus de temps à se conformer à des processus formels, renseigner des bases de données, remplir des cases, faire du reporting. Ils disent que leur métier s’en trouve appauvri, et c’est aussi une forme de prolétarisation. J’enseigne à l’université de Compiègne qui forme des ingénieurs, et beaucoup de jeunes m’avouent leur déception quand ils découvrent cette réalité du travail. L’argent ne suffit pas à motiver durablement les gens. En restreignant toutes les initiatives, cette société automatique finit par s’enfermer dans des boucles entropiques. Au mieux, elle produit des extrapolations de ses propres hypothèses. Mais les salariés se plaignent de n’être plus que des exécutants de procédures qu’ils n’ont pas définies eux-mêmes. Ils ne produisent plus de néguentropie – mot savant pour désautomatisation – qui, leur permettait d’innover dans leur métier.

Vous évoquez par ailleurs le chômage accru que génère cette société automatique. Pourquoi le processus schumpétérien de “destruction créatrice” aboutit-il aujourd’hui à un solde négatif pour l’emploi ?

Schumpeter écrit sa thèse à une époque où les machines nécessitaient une main-d’œuvre abondante pour les faire fonctionner, ce qui n’est plus le cas. Le différentiel qui s’annonce entre les créations et destructions d’emplois est énorme : pour cent postes supprimés, il y en aurait peut-être dix de créés. Et rien ne dit que ces créations se feront en Europe. Le phénomène ne se limite pas à la robotisation de tâches mécaniques. La data economy qui se met en place contribue aussi à la disparition du facteur humain, au risque de provoquer de nouvelles crises. Quand le président de la Réserve fédérale, Alan Greenspan, a été auditionné en 2008 à la Chambre des représentants pour expliquer comment la catastrophe financière s’était déclenchée et pourquoi il n’avait pas su la prévoir, il s’est défendu en mettant en cause les “robots financiers”, à savoir les systèmes de calcul automatisé qui permettent le trading à haute fréquence.

Pourtant, aux États-Unis, le plein emploi perdure. Est-ce parce qu’ils “produisent” davantage de travailleurs pauvres que de chômeurs ?

Grâce aux géants de l’Internet, les États-Unis ont inauguré une nouvelle ère du capitalisme qui leur permet de concentrer l’innovation et d’afficher un solde positif en termes d’emplois. Leur situation fait rêver les pays européens, mais leurs salariés peu qualifiés ont vu leurs salaires et couverture sociale se dégrader. À l’échelle européenne, l’équivalent des États-Unis est l’Allemagne, qui canalise la création de richesses grâce à son industrie. Et ces exceptions ne sauraient durer. Andrew McAfee, chercheur à la Sloan School of Management du MIT, estime que les métiers qualifiés mais routiniers sont à leur tour menacés. Et une étude de 2013, de l’université d’Oxford, estimait que jusqu’à 47 % des emplois américains pourraient disparaître dans les vingt prochaines années du fait de l’automatisation.

Pourquoi, avec l’automatisation généralisée, les entreprises éprouvent-elles moins le besoin de redistribuer les gains de productivité aux salariés ?

Le fordisme puis le keynésianisme ont popularisé l’idée qu’il fallait redistribuer ces gains aux salariés pour faire tourner la machine économique. À partir des années 1980 et des révolutions conservatrices engagées aux États-Unis et au Royaume-Uni, les intérêts des dirigeants d’entreprise ont été alignés sur ceux des actionnaires au détriment des salariés. D’où l’écart croissant des rémunérations entre le haut et le bas de l’échelle.

Quelles pistes peut-on explorer pour pallier cette destruction massive d’emplois ?

Il faut reconstruire une macroéconomie vertueuse, qui distribue du pouvoir d’achat pour mieux soutenir la demande. Reste à savoir sur quels critères. Il va falloir explorer de nouvelles pistes en prenant en compte la data economy. Par exemple, l’activité des internautes n’est pas rémunérée bien qu’elle crée une valeur considérable pour les entreprises. Chaque fois qu’ils se connectent, les internautes enrichissent des bases de données et des entreprises qui tirent profit de leurs données personnelles.

Dans l’association Ars Indutrialis que j’ai cofondée, nous défendons par ailleurs l’idée d’une économie de la “capacitation”* au sens d’Amartya Sen. Cet économiste indien a montré que les habitants du Bengladesh, malgré des conditions matérielles et sanitaires bien pires, vivaient finalement plus longtemps que ceux des quartiers défavorisés aux États-Unis parce qu’ils ont maintenu leur capacité d’apprentissage. L’économie de la “capacitation” doit rendre aux individus leur faculté à se désautomatiser pour innover et se réinventer. Pour ce faire, nous préconisons la généralisation du régime des intermittents du spectacle. Sachant qu’il n’y aura pas de travail rémunéré en permanence pour tout le monde, il s’agit de distribuer des allocations décentes aux individus entre deux missions, à condition qu’ils renforcent en permanence leur autonomie par la formation, et la valorisent ensuite sur le plan entrepreneurial, associatif ou dans les services publics. Nous allons lancer une expérimentation de ce type en Seine-Saint-Denis, qui associera des entreprises, des écoles et les pouvoirs publics. L’idée est de commencer à reconstruire sur de nouvelles bases un modèle économique solvable.

* Fait qu’un individu se prenne en charge tout seul d’un point de vue économique, social et professionnel.

Bernard Stiegler Philosophe

Parcours

→ Bernard Stiegler, philosophe, est professeur à l’UTC de Compiègne.

→ Cofondateur du groupe de réflexion philosophique Ars industrialis (Association internationale pour une politique industrielle des technologies de l’esprit), qui développe une réflexion critique sur ces industries, il dirige également l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) qu’il a créé au Centre Georges-Pompidou.

→ Auteur de nombreux ouvrages, il a publié La Société automatique.

L’avenir du travail (Fayard, 2015) et L’emploi est mort, vive le travail !

(Mille et Une Nuits, 2015).

Lectures

→ Le Geste et la Parole, André Leroi-Gourhan, Albin Michel, 1964.

→ Critique de la raison pure, Emmanuel Kant, Flammarion poche, réed. 2006.

→ Le Banquet, Platon, Flammarion poche.

Auteur

  • Frédéric Brillet