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Management : Le droit à l’erreur, une culture à inventer

L’enquête | publié le : 20.10.2015 | Stéphanie Maurice

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Management : Le droit à l’erreur, une culture à inventer

Crédit photo Stéphanie Maurice

Le droit à l’erreur commence à être inscrit dans les chartes des grands groupes, qui y voient un facteur d’innovation et d’autonomie de leurs salariés. Mais admettre les échecs pour mieux rebondir reste la force des start-up, qui en ont fait leur valeur socle. Même en France, où la culture du zéro faute est solidement ancrée.

Il diminue le stress, accroît la capacité d’innovation, optimise l’organisation du travail, et ceux qui le pratiquent n’y voient que des avantages. Pourtant, le droit à l’erreur n’est encore qu’une pratique managériale émergente en France, surtout présente dans les start-up. Rien de surprenant à cela : cette philosophie vient tout droit de la Silicon Valley et correspond aux méthodes entrepreneuriales qui y sont en vigueur. « Ces entreprises ne développent pas un produit dans leur tour d’ivoire, en multipliant les études de marché, explique Julien Cusin, maître de conférences à l’IAE de Bordeaux, et spécialiste du droit à l’erreur (lire aussi p. 25). Elles identifient une cible avec un problème particulier, créent un prototype pour répondre à cette problématique, le testent très vite auprès du public visé et le révisent pour s’adapter à sa réaction. Les allers et retours sont constants, l’idée mise en avant étant le Fail fast – échouer rapidement – pour ne pas persister dans son erreur, se remettre en question et améliorer son produit. »

Droit d’apprendre et droit à l’erreur

Une pratique bien éloignée des habitudes des grands groupes, mais une nécessité pour des petites structures visant des marchés qui n’existent pas encore, en y mettant un minimum d’investissement. BlaBlaCar, le service de covoiturage, est un bon exemple : Laure Wagner, porte-parole, raconte sans fard la difficulté qu’a eue sa société à trouver la bonne formule économique : « Nous avons testé six modèles différents, par exemple la publicité sur le site ou le “freemium”, avec annonce placée en tête si on payait. Rien n’était concluant avant le système d’aujourd’hui. » BlaBlaCar fait désormais payer en ligne le passager avant son trajet, ne reverse la contribution au conducteur qu’après le voyage s’il s’est réellement effectué, et prend un supplément pour financer la mise en relation.

La banalisation de l’échec vise à favoriser l’innovation : « Chaque initiative comporte un risque d’erreur. C’est une dimension normale de l’action, insiste Rémi Campet, secrétaire général de Marco Vasco, agence de voyages sur mesure et en ligne. En revanche, c’est notre devoir d’en tirer des leçons, car “errare humanum est, persevare diabolicum” – l’erreur est humaine, mais y persévérer est diabolique. Les deux notions, droit à l’erreur et devoir d’apprendre, marchent en tandem. » Un principe qui s’applique jusqu’aux grandes orientations stratégiques de la start-up. Elle a ainsi manqué son installation aux États-Unis, et sait pourquoi : « C’était il y a deux ans. Nous avons surestimé la taille du marché ; certes, le pays est grand, mais les Américains prennent très peu de vacances et voyagent peu. Nous manquions également d’informations sur ce qu’ils recherchaient, nous n’avions pas assez affiné notre étude de marché. » Le droit à l’erreur est aussi facteur d’amélioration continue de l’organisation. Rémi Campet l’explique ainsi : « Nous organisons des voyages personnalisés, ce qui est assez difficile et technique : il faut être vigilant sur de nombreux facteurs pour que le séjour soit parfait, et le risque d’erreur est tapi partout. Il vaut mieux le désacraliser pour lever une chape d’anxiété. Rien n’est pire qu’un collaborateur tétanisé à cause d’une petite boulette qu’il a commise, et qui la tait. »

Sécurité psychologique

Nicolas Tricot, directeur technique à BlaBlaCar, abonde : « Quand un collaborateur commet une erreur qui a des répercussions sur notre site Internet, nous évitons les sentiments de base que sont la colère et la culpabilisation, qui ne seront d’aucune aide. Nous restons calmes et nous réglons le problème. Un ou deux jours plus tard, à tête reposée, nous analysons ce qui s’est passé. » C’est pour lui plus efficace, surtout à long terme. Sans clémence envers leurs fautes, « les gens se contentent de faire leur travail, sans prendre d’initiatives, ce qui peut devenir très négatif », estime-t-il. Comme par exemple ne pas installer de nouvelles versions d’une plate-forme informatique par crainte des bugs et des critiques, et rester sans mise à jour, avec des failles de sécurité. Julien Cusin confirme : « Pour moi, il y a un élément essentiel dans la culture du droit à l’erreur, c’est le retour d’expérience, qui est bénéfique car il autorise l’analyse des raisons de l’échec. Mais il ne peut se produire que dans une atmosphère de sécurité psychologique pour les salariés, s’ils savent qu’il n’y aura pas de répercussions sur leur carrière. Ils se sentiront libres de reconnaître les éventuelles erreurs qu’ils ont commises, car il n’y aura pas de remise en cause individuelle. »

Les précurseurs de cette utilisation du droit à l’erreur ont été les secteurs où le risque est important, et où des vies peuvent être mises en danger. Paradoxal ? Seulement en apparence. Christian Morel, sociologue et ancien DRH chez Renault, auteur de deux ouvrages de référence sur les décisions absurdes(1), prend pour exemple l’aviation civile. Aux États-Unis, le crash du vol TWA 514 en 1974 a été provoqué par une mésentente entre contrôleurs aériens et équipage, à cause d’une formulation peu claire : chacun croyait que c’était à l’autre de surveiller l’altitude. L’avion s’est écrasé contre une colline. Or, six semaines auparavant, un autre accident avait été évité de justesse, sur le même aéroport, avec la même incompréhension originelle. L’information n’était pas remontée jusqu’à la Federal Aviation Administration, par crainte des sanctions. Depuis a été mise en place une base de données des incidents, sur le principe du volontariat, confidentielle et non punitive, l’ASRS (Aviation Safety Reporting System). Air France a adopté le même schéma. Car pour ces entreprises, il est vital de repérer les dysfonctionnements et de les corriger. Jean-Christophe Sciberras, DRH France du groupe chimique Solvay, où la prévention des risques est un enjeu majeur, partage cette vision des choses : « Nous sommes dans une culture industrielle d’ingénieurs, où on a tendance à rechercher la perfection, le zéro défaut, note-t-il. Mais c’est un mode de management assez stressant pour les collaborateurs, et qui peut être à l’origine de rétentions d’informations. » Désormais, le groupe est dans la philosophie du Allow Mistakes, Address Failures (permettre les erreurs, remédier aux échecs), ce qui lui fait également gagner en rapidité d’exécution, puisque la perfection n’est plus une obligation à respecter avant d’agir. Le secteur public n’est pas en reste : les hôpitaux, comme par exemple l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris qui l’a inscrit dans sa charte, prennent très au sérieux le droit à l’échec, pour limiter l’impact des erreurs médicales.

Facteur d’autonomie

Le droit à l’erreur intéresse donc aussi les grands groupes, qui l’inscrivent de plus en plus dans les valeurs qu’ils veulent porter. Ils y voient un facteur d’autonomie : en extrayant les uns et les autres de la peur de la sanction hiérarchique, on leur redonne la possibilité de prendre de l’asssurance et des responsabilités. À condition, rappelle Julien Cusin, que les acteurs soient accompagnés dans leur montée en compétence. « Il faut que le manager soit capable d’opérationnaliser le droit à l’erreur, sinon, il fera face à un comportement apathique des individus », explique-t-il. Ce qui passe par des sessions de formation, mais aussi par l’exemple, qui doit venir du haut de la hiérarchie : « La direction doit reconnaître ses propres erreurs. Comme le leader, après s’être trompé, reste tout de même le numéro 1 de l’entreprise, son exemple rassure l’ensemble des collaborateurs. Le message est clair : on peut échouer et garder de l’influence et des responsabilités », explique le chercheur.

Un enjeu parfaitement compris chez Marco Vasco : après le raté de la tentative d’implantation aux États-Unis, le Pdg, Geoffroy de Becdelièvre, s’est vu attribué lors d’une cérémonie, devant tous les collaborateurs, le prix de l’échec.

Des directions qui donnent l’exemple

Dans beaucoup d’entreprises adeptes du droit à l’erreur, une mythologie s’est construite autour d’un fiasco emblématique. 3M, par exemple, met en avant l’histoire de la création du Post-it, son produit-phare. Spencer Silver, l’un des employés, cherchait la formule d’une colle forte, et il s’est retrouvé avec une pâte qui ne collait pas assez, tout l’inverse de ce qu’il voulait. Il l’oublie pendant quatre ans, jusqu’à ce qu’un de ses collègues, Arthur Fry, s’en serve pour fixer les marque-pages dans sa bible. L’exemple est cité par Julien Cusin dans son article “Vers l’instauration d’une culture du “droit à l’erreur” dans les entreprises innovantes”, paru dans la revue Gérer et Comprendre (2). « Il y a désormais différentes versions de cette histoire qui circulent, sourit-il. Et peu importe. Les salariés ont fini par se convaincre qu’ils sont dans une entreprise où ils ont le droit à l’erreur. » D’ailleurs, cette philosophie s’exporte dans le groupe : 3M France l’a incluse dans sa charte Zen attitude, en 2011 ; c’est l’une des toutes premières entreprises en France. Cependant, ce droit à l’erreur, qui va de pair avec l’innovation, est plus ancien qu’on ne l’imagine : Alain Bloch, directeur de HEC Entrepreneurs, l’a détecté comme facteur de résilience des grands groupes qui alignent plus de cent ans d’existence. C’est, par exemple, Gérard Mulliez-Cavrois, patron de Phildar, qui laisse son fils expérimenter dans une ancienne retorderie du groupe le concept d’hypermarché qu’il a découvert aux États-Unis, n’hésitant pas à couvrir dans les premiers temps la trésorerie défaillante : Auchan était né. Ou Saint-Gobain, manufacture royale des glaces à miroir, créée en 1665, qui a su prendre le chemin de la distribution de matériaux. « Je pense que les entreprises ont compris plus vite que la société cette nécessité, note-t-il. Notre système éducatif, par exemple, est bien peu tolérant à l’erreur. Je le vois avec mes élèves de HEC Entrepreneurs : le principal de mon travail est de les accoutumer à l’idée que l’échec n’est pas honteux, et que tout n’est pas forcément régi par la règle que rien ne résiste au travail. »

Charte du rebond

Il note aussi la sévérité du droit français, avec la possibilité de sanction personnelle à la suite d’un dépôt de bilan. Il se réjouit donc de la Charte du Rebond, instaurée par le gouvernement Hollande, et de la fin du fichage pendant cinq ans des entrepreneurs ayant fait faillite, ce qui leur compliquait l’accès aux prêts bancaires. « C’est encore timide, mais cela va dans le bon sens », souligne-t-il. Julien Cusin le rappelle : « La vigueur entrepreneuriale d’un pays se mesure à son acceptation de la prise de risque. »

S. M.

Les Décisions absurdes : sociologie des erreurs radicales et persistantes (tome I) et Les Décisions absurdes : comment les éviter (tome II), Christian Morel, Folio Essais, 2002 et 2012.

N° 104, 2011/2012.

Auteur

  • Stéphanie Maurice