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L’interview

JEAN-LUC CERDIN : « LA COGESTION DES CARRIÈRES EST UNE EXCELLENTE SOLUTION DE FIDÉLISATION DES SALARIÉS »

L’interview | publié le : 08.09.2015 | PAULINE RABILLOUX

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JEAN-LUC CERDIN : « LA COGESTION DES CARRIÈRES EST UNE EXCELLENTE SOLUTION DE FIDÉLISATION DES SALARIÉS »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

La gestion des carrières repose davantage sur les individus que sur leur entreprise. Pourtant, les salariés restent majoritairement démunis en la matière et n’abordent souvent la question qu’à l’occasion d’un accident de parcours. Il devrait revenir à l’organisation de les former sur ce sujet.

E&C : On parle beaucoup de gestion des carrières, mais, dans la réalité, peu de salariés s’y préparent. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

JEAN-LUC CERDIN : La gestion de carrière est une question complexe, à la croisée des aspirations des individus et de la logique des organisations, souvent plus focalisées sur la gestion des emplois que sur celle des carrières. Les salariés, qui sont les premiers concernés, n’ont jamais été formés à réfléchir à la manière dont ils pourraient infléchir leur parcours professionnel dans le futur. Les indicateurs d’employabilité leur manquent, ce qui est pourtant l’élément central des gestions des carrières. Ce n’est souvent qu’à l’occasion d’un accident de parcours que la question se pose et qu’ils commencent à réfléchir à ce qu’ils pourraient faire. Les entreprises, pour leur part, se contentent généralement de répondre à la demande des salariés qui souhaitent faire un bilan de compétences, car elles y sont obligées. Elles peuvent parfois leur proposer d’en faire un dans le cadre d’un plan de formation, sans avoir la possibilité de les y contraindre. Elles gèrent souvent les carrières du seul point de vue de leurs besoins, se contentant de faire bouger les personnes quand une place se libère.

La promesse d’une carrière motivante sert à fidéliser les hauts potentiels mais, sorti de cette seule catégorie, les compétences manquent généralement en interne pour gérer les carrières, et l’on se retranche alors derrière l’entretien annuel d’évaluation pour prétendre qu’on s’en occupe. Celui-ci a pourtant davantage vocation à être le bilan de ce que le salarié a fait au cours de l’année écoulée et le moment d’énoncer ses nouveaux objectifs plus qu’une prospective concernant ses aspirations. Chacun sachant aujourd’hui que l’emploi à vie n’est plus assuré se retranche derrière de beaux discours mais, dans les faits, il s’agit souvent simplement de paroles ; manquent les moyens ou la volonté d’agir.

Pourquoi les services de ressources humaines sont-ils si mal à l’aise pour prendre en compte les aspirations des salariés, alors qu’il est de leur responsabilité de veiller à maintenir leur employabilité ?

Un divorce existe entre les aspirations citoyennes vers davantage d’autonomie et de liberté et la prégnance du lien de subordination dans l’entreprise, qui pousse à considérer toute revendication de liberté et d’autonomie dans le travail comme suspecte de déloyauté vis-à-vis de l’employeur. Dans ce contexte, le fait même de demander un bilan de compétences peut paraître un acte d’indépendance proche de la rébellion. La France est par excellence le pays de la méfiance vis-à-vis des salariés, et du contrôle. Par ailleurs, dans notre pays très élitiste, où la méritocratie est une religion, la carrière est conçue comme un parcours d’obstacles dont le franchissement permet de se qualifier mais surtout tend à disqualifier à vie celui qui ne parvient pas à dépasser une étape. Le diplôme est un temps fort de cette course à l’échalote, qui commence à l’école primaire et se termine particulièrement tôt dans notre pays : au-delà de 45 ans, les salariés sont presque automatiquement disqualifiés par rapport aux jeunes.

Tout se passe comme si ce n’était pas la personne elle-même qui se positionnait en fonction de ses aspirations, mais son environnement qui décidait pour elle de sa place et de son destin. Les individus semblent en permanence prédéfinis par des critères sur lesquels ils n’ont pas ou peu de prise : l’âge, le diplôme, la catégorie sociale… La loi Aubry du 19 janvier 2000 consacre le principe jurisprudentiel de l’obligation pour l’employeur d’adapter les salariés à l’évolution de leurs emplois. La formation tout au long de la vie est également actée par la loi*. Cependant, l’obligation légale permet parfois de se débarrasser d’une contrainte de manière purement administrative : on se met en conformité a minima. Le budget formation est sanctuarisé, les bilans de compétences sont de droit, on s’y soumet, cela évite de se poser la question des enjeux pour l’entreprise de la montée en compétences des salariés. Le plus souvent, l’entreprise n’a d’ailleurs pas les moyens de proposer une vraie mobilité aux salariés, et cette question est déléguée aux managers de proximité. Ceux-ci se trouvent alors dans la situation paradoxale de devoir encourager leurs meilleurs collaborateurs à quitter le poste sur lequel ils sont performants alors même que le manager est, quant à lui, jugé sur ses résultats. À moins d’une forte incitation, on ne voit pas pourquoi ils scieraient la branche qui les porte.

La solution passe selon vous par une cogestion des carrières par le salarié et son employeur. Pouvez-vous expliquer en quoi cela consiste ?

Il faut sortir du seul dispositif légal du bilan de compétences et proposer systématiquement aux salariés une aide externe ou des outils susceptibles de les aider à faire le point sur eux-mêmes et sur le marché du travail. Ce que j’appelle travailler sur le “Je” et le “Je”. L’individu, le “Je”, grâce à ces outils, doit être capable de mieux appréhender ses valeurs, ses traits de personnalité, son réseau et ses compétences – pas simplement ce qu’il a fait mais aussi ses connaissances, savoir-faire, savoir-être… Quand il est au clair sur les raisons qui le meuvent – pourquoi il aspire à telle ou telle fonction –, sur les appuis dont il peut disposer – avec qui ? – et sur comment il peut espérer changer de fonction – en s’appuyant sur quelles compétences –, il est alors temps de s’intéresser au “Jeu” ; temps de voir quelles stratégies mettre en œuvre pour s’insérer dans la partie professionnelle qu’il désire. L’intérêt est évident en termes de performances individuelles. Un salarié plus heureux dans son poste est un salarié qui travaille mieux et qui cesse de démotiver les autres en renâclant à la tâche. Mais il est aussi important en termes d’image interne de l’entreprise auprès de ses salariés. Dans les cas où la seule solution vis-à-vis d’un salarié démotivé aurait été de le pousser vers la sortie de manière plus ou moins brutale, un départ cogéré vers un poste susceptible de le remotiver renforce le contrat psychologique avec tous les collaborateurs. La cogestion des carrières est donc individuellement et collectivement une excellente solution de fidélisation des salariés, qui a tout à fait sa place dans le plan de formation.

D Art. L. 6111-1 de la loi du 24 novembre 2009 relative à l’orientation et à la formation professionnelle tout au long de la vie du Code du travail.

JEAN-LUC CERDIN PROFESSEUR À ESSEC BUSINESS SCHOOL

Parcours

→ Jean-Luc Cerdin, docteur en sciences de gestion, est professeur à Essec Business School, où il dirige le mastère spécialisé management des ressources humaines. Il a été professeur visitant à Wharton, Rutgers University et University of Missouri à Saint-Louis, aux États-Unis.

→ Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont S’expatrier en toute connaissance de cause (éd. d’Organisation, 2007) et Cogestion des carrières (EMS, 2015).

Lectures

→ Savoir désapprendre pour réussir, Isabelle Barth, EMS, 2015.

→ Évaluer les compétences : du recrutement à la gestion de carrière, Marie Tresanini, EMS (2e édition), 2013.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX