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L’interview

PASCAL UGHETTO : « LE LEAN PEUT S’ADAPTER À CHAQUE ENTREPRISE »

L’interview | publié le : 01.09.2015 | ROZENN LE SAINT

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PASCAL UGHETTO : « LE LEAN PEUT S’ADAPTER À CHAQUE ENTREPRISE »

Crédit photo ROZENN LE SAINT

À condition que le lean management s’adapte au type d’activité ainsi qu’à l’histoire de l’entreprise et à son mode de fonctionnement, cette méthodologie présente des aspects positifs. La palette d’outils du lean est telle qu’elle peut être utilisée à la carte selon les besoins. Il suffit parfois d’écouter ce que les salariés ont à dire de la réalité du travail pour améliorer son organisation.

E & C : Pourquoi le lean management recueille-t-il autant de critiques ?

PASCAL UGHETTO : Dans les années 1980-1990, on parlait de la lean production concernant Toyota : cela avait été conçu pour le travail à la chaîne dans l’industrie automobile. C’est un modèle qui vise à traquer tous les moments qui ne sont pas créateurs de valeur. Il est revenu dans les années 2000 sous le terme de lean management, et il a été appliqué dans tout type d’entreprises, y compris dans le tertiaire et le secteur public. Il a été perçu comme une méthode “gagnant gagnant” : davantage de confort de travail en évitant les gestes inutiles pour les salariés et davantage de performance pour les entreprises. Pourtant, le lean management a une réputation très négative. Les ergonomistes ont été les premiers à formuler un diagnostic très critique. Ils se sont inquiétés du fait que, lorsque l’on supprime des gestes non productifs dans l’immédiat, on enlève des moments où les salariés se relâchaient, échangeaient avec les autres. Cela altère leur confort et leur sentiment de réaliser proprement leur travail, c’est pourquoi le lean management a été associé à la montée des TMS et des RPS.

Après avoir étudié le lean management, vous n’en brossez pas un tableau si noir. Quels sont ses aspects positifs ?

Appliquer le lean dans un hôpital, au ministère de la Justice ou dans l’industrie automobile, ce n’est pas la même chose. La question de l’enchaînement des temps et des actes de production ne se pose pas de la même manière. L’intérêt du lean, c’est qu’il est adaptable. En réalité, on le réinvente dans chaque entreprise. Même quand un groupe américain, par exemple, impose son modèle lean, en réalité, sa filiale française se l’approprie selon son histoire et son mode de fonctionnement.

Le lean offre une telle palette d’outils qu’il est possible de faire son marché et d’en choisir à la carte selon l’entreprise. Par exemple, le calcul du takt time – c’est-à-dire le temps attribué à chaque salarié pour effectuer l’opération de production et tenir le délai annoncé au client – n’est pas pertinent partout. On peut aussi utiliser le lean pour mettre en application le kaizen, en demandant régulièrement aux opérateurs qu’ils formulent des propositions d’amélioration. Dans certaines entreprises et administrations, la mise en place du lean permet tout simplement de réorganiser le travail. Dans ce cas, ce n’est pas autre chose que d’engager une démarche qualité.

Comment éviter ces écueils ?

Il est important de ne pas considérer que seuls les moments où les salariés sont strictement en train de travailler sont productifs. Il peut y avoir des usages du lean qui aboutissent à cette dérive. Or,dans une démarche d’amélioration de l’organisation, appliquer le lean management permet de faire le ménage parmi l’accumulation au fil des ans de normes édictées par les directions centrales, des services qualité et achat notamment. Elles imposent leurs propres procédures, qui se superposent. Écouter le salarié qui explique comment il est censé travailler en respectant ces normes et comment cela se passe en réalité est essentiel. Il faudrait donc que les managers de terrain soient équipés pour mieux organiser le travail, via le lean ou d’autres outils. Ils doivent se demander comment il serait possible de faire mieux. Or les cadres intermédiaires ne sont pas supposés savoir le faire spontanément, sans aucune aide. Il est important de les faire monter en capacité d’analyser le travail. Mais il ne suffit pas de les envoyer en formation. Il faut que leur propre hiérarchie leur donne réellement les moyens de mieux organiser le travail.

Pourquoi est-il essentiel, selon vous, de redonner davantage de pouvoir aux cadres intermédiaires ?

Ils ont de moins en moins le pouvoir d’organiser. Une grande partie de l’action d’un directeur d’usine est décidée par les outils qu’il est obligé d’utiliser. C’est un vrai enjeu de redonner des marges de manœuvre à ce niveau de gestion, plutôt que de les réserver aux directions qualité, système d’information, RH, logistique et achats. Le pire est que ces directions ont l’impression qu’elles ne décident pas tant de choses que cela. Pourtant, une direction informatique qui achète un logiciel de gestion intégrée conditionne la méthode de travail de l’ensemble du personnel. Personne n’a l’impression de décider énormément mais, au bout du compte, beaucoup de choses sont choisies par ces directions, alors que les cadres de terrain pourraient le faire.

Les salariés sont-ils demandeurs d’une réorganisation du travail ?

Ils ne le formulent pas ainsi mais, lors de mes visites en entreprise, j’observe que les réflexions sur le manque d’organisation et de management sont très récurrentes. D’un côté, les salariés ont l’impression qu’il y a de plus en plus de logiciels ou autres outils destinés à mieux s’organiser et, de l’autre, ils ont le sentiment que c’est le foutoir. Ils n’arrivent pas à comprendre que l’on ne tranche pas pour résoudre des problèmes qu’ils rencontrent quasi quotidiennement, comme une même réclamation des clients ou une machine en panne, par exemple. Quand une entreprise ne prend pas ses responsabilités, cela a des conséquences sur le travail de ses collaborateurs. D’un côté, ils doivent par exemple respecter des règles rigides vis-à-vis des clients et, de l’autre, leur logiciel rame et les empêche de répondre aux attentes.

En quoi les évolutions technologiques impactent-elles la façon de travailler ?

Les ordinateurs permettent de faire plusieurs choses à la fois, d’avoir un engagement pluriel. Les travailleurs développent une vision périphérique, en faisant passer les informations au premier ou second plan. Par exemple, ils peuvent remplir un formulaire et, en même temps, s’apercevoir qu’ils ont reçu un e-mail. Le fait de lire les premiers mots du message interroge : faut-il tout arrêter pour y répondre ou continuer la tâche en cours ? Cela désorganise et demande de réorganiser le travail. C’est beaucoup l’affaire des individus de décider de ce qui est le plus important. Or il arrive souvent que tout paraisse urgent. S’ils ne remplissent pas ce formulaire, cela retarde leurs collègues. S’ils ne répondent pas immédiatement au courriel, cela pose un autre problème. Certains individus ont de bonnes ressources psychologiques pour réaliser ces arbitrages. D’autres, qui ont sûrement une grande conscience professionnelle, n’arrivent pas à décider. Dans ce cas, il faut qu’ils en parlent avec leurs collègues et leur chef, qui valide ou non la priorité.

PASCAL UGHETTO SOCIOLOGUE

Parcours :

→ Pascal Ughetto est sociologue du travail, professeur de sociologie à l’université Paris Est Marne-la-Vallée, directeur adjoint du Laboratoire techniques, territoires et sociétés (Latts).

→ Il est l’auteur notamment de L’organisation, une réorganisation permanente (Esprit, 2011), de L’espace politique des espaces de discussion sur le travail (Document de travail du Latts, 2014) et de Faire face aux exigences du travail contemporain (éd. l’Anact, 2007).

Lectures :

→ Que faire du lean ? Le point de vue de l’activité, F. Hubault, Activités, vol. 9, n° 2, oct. 2012.

→ Le Travail à cœur, Yves Clot, La Découverte, 2010.

→ Ce qui tue le travail, F. Ginsbourger, Michalon, 2010.

Auteur

  • ROZENN LE SAINT