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INNOVATION : Les sciences HUMAINES AU SECOURS DU MANAGEMENT

L’enquête | publié le : 25.08.2015 | Violette Queuniet

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INNOVATION : Les sciences HUMAINES AU SECOURS DU MANAGEMENT

Crédit photo Violette Queuniet

Peu exploités par les entreprises, les travaux en sciences humaines et sociales apportent pourtant des clés de compréhension essentielles sur le travail et le management. Les entreprises qui savent s’en saisir en mesurent l’utilité dans la conduite du changement et leur impact sur la performance RH.

Les entreprises ont-elles besoin des sciences humaines et sociales (SHS) ? Déléguée générale de l’Anvie, association créée il y a vingt-cinq ans pour valoriser les travaux des sciences humaines dans les entreprises, Alice Bertrand en est convaincue mais reconnaît que leur « intérêt pour les entreprises doit encore souvent être démontré. Il n’y a rien d’étonnant à cela : les bénéfices pour l’entreprise s’expriment souvent sur le long terme, de surcroît de manière diffuse ». Les consultants formés à la sociologie en savent quelque chose. Dans un univers régi par le court terme et les résultats financiers, il est compliqué de proposer une approche alternative. « Il y a vingt ou trente ans, l’approche sociologique était plus facile à positionner, car les organisations laissaient aux dirigeants le temps de penser. Aujourd’hui, vendre de la sociologie, c’est du militantisme ! Comme on va à rebours de la pensée dominante, cela suppose d’être deux fois plus convaincant pour montrer la limite des autres approches », témoigne Philippe Robert-Tanguy, directeur associé de Creac’h Conseil.

La faible part ou l’absence de SHS dans les cursus de formation initiale des futurs dirigeants explique aussi ce désintérêt, voire une méfiance envers des disciplines susceptibles d’ouvrir la boîte de Pandore dans l’entreprise (lire l’interview p. 25). Plus grave, les business schools renforceraient, selon le sociologue François Dupuy, ce qu’il appelle « la connaissance ordinaire » dans le domaine du management, c’est-à-dire le ressenti, l’opinion commune sans réflexion et sans fondement. Conséquence : « Les acquis des sciences sociales sont balayés d’un revers de main, rejetés au musée des antiquités dans un irrépressible mouvement de régression intellectuelle », écrit-il dans son dernier ouvrage La Faillite de la pensée managériale*. La porte est dès lors ouverte aux solutions clés en main inspirées par la dernière mode managériale…

PRISE DE RECUL

Pourtant, lorsque les sciences humaines et sociales réussissent à s’inviter dans l’entreprise, leur contribution est reconnue. Animateur de l’Observatoire de la qualité de vie au travail d’EDF, qui coordonne les travaux de recherche sur l’organisation du travail (lire p. 24), Thierry Rochefort énumère les apports de la coopération avec les chercheurs : « Une prise de recul et de distance par rapport aux données classiques, un décalage par rapport aux représentations, un souci d’objectivation. » Et il ajoute : « Cela apporte un plus dans le dialogue avec les managers et les représentants du personnel, ce qui est très important dans une entreprise comme la nôtre. »

Responsable de la communication interne d’Engie, Michel Batard a travaillé à plusieurs reprises avec des historiens pour la réalisation d’ouvrages et de films à des moments clés de l’entreprise (fusion GDF-Suez en 2008, notamment). « Cela permet de donner des repères intelligents aux collaborateurs, d’ancrer les changements actuels dans le passé pour les aider à se projeter dans l’avenir », explique-t-il. Par ailleurs animateur d’un groupe de travail à l’AFCI (Association française de communication interne) sur la mémoire des entreprises, il a constaté « un vrai intérêt des grands groupes sur ce sujet ». Le diagnostic-action d’approche sociologique mené en préalable à une démarche de prévention des RPS chez Euroclear (lire p. 23) a été très éclairant pour la DRH, Sophie Monfort, « loin des solutions uniformes habituellement proposées dans les démarches de bien-être au travail ».

Essentielles pour comprendre et éclairer, les SHS sont aussi des outils pour l’action. Directeur de l’office de HLM Aquitanis, Bernard Blanc fait partie des rares dirigeants à piloter son entreprise aussi bien avec les instruments de gestion classiques qu’avec les outils des SHS (lire p. 21). Dès son arrivée à la tête de l’entreprise, il a fait procéder à un diagnostic sociologique : « Quand on reprend la direction d’une entreprise, on dispose de tout ce qu’il faut pour connaître la performance économique – comptes, bilan, etc. Mais il n’y a jamais rien sur le capital culturel et social de l’entreprise, jamais rien sur l’identité professionnelle des salariés, sur la façon dont ils exercent leur métier. Il est indispensable de faire cette plongée en apnée pour connaître la face immergée de l’iceberg avant d’élaborer une stratégie », explique-t-il.

Dans la conduite du changement, l’approche SHS peut faire la différence. Accompagné par Philippe Robert-Tanguy lors de la fusion en 2009-2010 de deux banques précédemment concurrentes, le président de l’entité actuelle (Neuflize OBC) Philippe Vayssettes estime que l’approche sociologique et culturelle déployée par le consultant à cette occasion « a été un facteur de réussite de la fusion ». « Dans 90 % des cas, les fusions ne créent pas la valeur attendue ou même en détruisent à cause d’un choc des cultures, d’autant plus quand les entreprises étaient concurrentes avant. Il est donc indispensable d’investir dans une conduite du changement qui prend en compte cette dimension », affirme-t-il.

COMPRENDRE LES ÉVOLUTIONS

C’est précisément parce que le changement est permanent aujourd’hui dans l’entreprise que les travaux des SHS pourraient bénéficier d’une plus grande audience. Les cadres chargés de le mettre en œuvre ont en effet soif de grilles de lecture, d’étayage intellectuel pour tenir bon. « Ils veulent comprendre les évolutions globales de l’entreprise non seulement pour réinvestir la question du sens mais aussi leur propre positionnement dans ces évolutions », remarque Florence Osty, responsable du master sociologie de l’entreprise et stratégie de changement de Sciences Po Paris. Aujourd’hui viennent se former des profils qui n’étaient pas là il y a quinze ans « pour retrouver du pouvoir d’action » : responsables qualité, marketing, communication, RH, systèmes d’information, etc. La DRH d’Aquitanis, récemment diplômée de ce master, n’appréhende plus du tout son métier de la même façon : « La formation m’a donné une autre paire de lunettes et davantage de pouvoir d’agir », affirme Laure Boissel.

Ces profils se retrouvent chez les quelque mille participants aux événements organisés chaque année par l’Anvie – petits déjeuners, groupes de travail, ateliers… « Ce sont les n-1 ou n-2, ceux qui font “tourner la boutique”, qui mettent en œuvre les dispositifs découlant des décisions des patrons. Ils recherchent un point de vue qui remette en question le prêt à penser des grilles de lecture, voire des éléments d’analyse permettant de mettre en œuvre d’autres solutions », constate Alice Bertrand.

Reste à convaincre les commanditaires que sont les dirigeants. Et donc commencer à la source, dans les écoles d’ingénieurs et de management. Patrick Moynot, dirigeant de Musikia et intervenant à Sciences Po Paris (lire p. 22), a tiré des théories de Christophe Dejours, un psychanalyste du travail, une série de cours qu’il a proposés aux étudiants sous le titre “6 clés pour devenir un manager acceptable” : « Pour que sa théorie se répande, c’est dans les écoles de management qu’il faut en parler, pour arrêter de se contenter des approches des grands cabinets, qui passent complètement sous silence la question du travail. »

L’Anact, qui joue un rôle majeur dans la traduction opérationnelle des travaux en sciences humaines dans les entreprises, lance un chantier “Faire école” pour introduire les sciences sociales dans ces cursus (lire l’interview p. 38). Elle compte s’appuyer sur les grands groupes, seuls à même, estime le directeur technique et scientifique de l’Anact, Olivier Mériaux, d’infléchir l’offre de formation : « En France, les avancées sociales commencent toujours par les grands groupes puis se diffusent. Il y a aujourd’hui un petit cercle de grandes entreprises où l’on a compris qu’il était nécessaire d’ajouter dans les formations un volet sur la compréhension de ce qui se passe réellement au travail, volet étayé par la psychologie du travail et la sociologie. »

APPORTER DES PREUVES D’EFFICACITÉ

Et pour emporter la conviction, la preuve par la performance est décisive. L’Observatoire de la QVT d’EDF joue cette carte en ancrant les recherches dans l’action. « Le rationnel est très puissant ici, c’est un monde d’ingénieurs. Il faut dépasser l’enthousiasme RH et apporter la preuve de l’efficacité de nos méthodes », indique Jean-Baptiste Obéniche, directeur de l’Observatoire.

Et quand la preuve est reconnue en public par un dirigeant, ingénieur de formation, la porte s’entrouvre un peu plus pour les SHS. Ce fut un grand moment du colloque organisé par l’Anact en juin 2015, à l’occasion de la Semaine de la qualité de vie au travail. Thierry Charvet, directeur de la production industrielle de Renault, a témoigné de l’efficacité des espaces de discussion sur le travail mis en place à l’usine de Flins par l’équipe d’Yves Clot, professeur de psychologie du travail au Cnam… et de son scepticisme de départ. L’usine a amélioré sa performance dans la durée, performance mesurée par un benchmark effectué entre toutes les usines. CQFD.

V. Q.

* Éditions du Seuil, 2015.

Auteur

  • Violette Queuniet