logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

L’interview

MICHEL LALLEMENT : « LE MOUVEMENT “FAIRE” EST UN LABORATOIRE DE CHANGEMENT SOCIAL »

L’interview | publié le : 14.07.2015 | Gaëlle Picut

Image

MICHEL LALLEMENT : « LE MOUVEMENT “FAIRE” EST UN LABORATOIRE DE CHANGEMENT SOCIAL »

Crédit photo Gaëlle Picut

Depuis le milieu des années 2000, un nouveau modèle d’activité, le faire (make), invente une autre manière de travailler ensemble et de collaborer. Une source d’inspiration pour les entreprises.

E & C : Vous avez enquêté sur le mouvement « faire » (les makers) aux États-Unis en vous immergeant pendant un an dans un hackerspace dans la région de San Francisco. En quoi consistent ces nouveaux espaces de travail ?

MICHEL LALLEMENT : J’ai voulu étudier l’émergence de ces nouveaux lieux de collaboration, où s’invente un autre monde du travail. Les hackerspaces ont plusieurs composantes. Ce sont d’abord des lieux où les gens se retrouvent pour fabriquer des choses ensemble. Ce travail sur la matière remet en cause l’idée dominante que la dématérialisation serait inéluctable. On passerait de l’agriculture à l’industrie, puis aux services. Cette vision évolutionniste est contestée par ce besoin de faire avec ses mains. On passe du personal computer au personal fabricator. Par ailleurs, ce sont des lieux physiques qui créent une communauté – au sens américain du terme, c’est-à-dire des personnes qui ont des activités communes.

Le travail est facteur de lien social. Cela remet également en question la prédiction de la fin du travail. Ce sont également des espaces qui promeuvent les valeurs de partage, de gratuité et d’ouverture. Ils rebattent les cartes entre les secteurs marchand et non-marchand. Enfin, ils sont porteurs d’une nouvelle éthique qui invite à repenser le travail. Faire devient une fin en soi. La notion de plaisir est très importante. Le travail n’est plus vu comme un instrument pour gagner du temps de loisir ou comme une source de souffrance. À côté des hackerspaces, d’autres franges se sont développées : le volet marchand lié à la valorisation du faire, Maker Faire, l’événement international du mouvement des makers, les fablabs, le DIY (do it youself), les techshops, etc. Le mouvement “faire” renvoie donc à une multiplicité d’acteurs, d’enjeux. Mais sa colonne vertébrale est le plaisir au travail, une notion qui a souvent été écrasée par des organisations du travail tayloriennes et post-tayloriennes.

Vous expliquez que ces hackerspaces sont régis par la « do-ocratie ». De quoi s’agit-il ?

La do-ocratie (le pouvoir par le faire) est liée à la philosophie hacker. Ceux qui sont légitimes sont ceux qui font, dans une logique de valorisation de l’initiative. Cela aboutit à une vision horizontale des formes de coopération, réalisée collectivement. Ce mouvement du faire s’est construit en opposition à la bureaucratie, au modèle IBM, tout en se libérant des exigences immédiates de rentabilité.

La do-ocratie n’est pas la seule source de régulation sociale dans les hackerspaces que j’ai observés, à commencer par Noisebrigde. La décision par consensus est également utilisée. Les hackers sont opposés aux procédures de vote. Le consensus permet de gagner en démocratie et de recréer une identité commune, au service de l’efficacité. Cette recherche du consensus peut prendre du temps, mais elle permet de ne pas revenir sur une prise de décision. Un travers que connaissent bien les Français !

En quoi ces nouveaux espaces réinventent-ils la notion d’autonomie ?

Dans les entreprises, après les années 1980, on a enterré les modèles tayloriens – même si quelques poches subsistent – pour promouvoir l’autonomie. On a cherché à rendre plus horizontaux les modes de management, mais avec l’impératif du marché – “le client est roi” – et un poids des contraintes très fort. Cette alliance entre autonomie et contraintes a été parfois destructrice, source de stress, de burn-out. Ce système semble à bout de souffle.

Le développement de ces nouveaux lieux souligne les limites rencontrées par les organisations traditionnelles où règne une fausse autonomie. Les hackerspaces sont un moyen de sortir de ces espaces encore très hiérarchiques. Ces nouveaux espaces collaboratifs visent à desserrer les contraintes pour laisser l’autonomie dans le travail. Chacun est maître de sa tâche, de son calendrier, des personnes avec qui il veut travailler. On sort des injonctions paradoxales. La question est de savoir si ce modèle peut se répandre.

Quel écho ont ces nouvelles façons de produire et de collaborer auprès des entreprises et des acteurs institutionnels ?

Beaucoup d’acteurs politiques, économiques, associatifs, artistiques s’intéressent à ce mouvement. En France, on a vu apparaître des fablabs – des espaces de coopération libre – qui ressemblent à des pépinières d’entreprises où les gens vont développer gratuitement des projets, sans contrainte du marché. Dans le monde, avec les hackerspaces, on compte environ 1 000 espaces de ce type, dont une centaine en France. Les entreprises peuvent avoir intérêt à développer ce genre d’espaces dédiés afin de réunir pendant quelques jours leurs collaborateurs pour bricoler, innover, collaborer autrement, de façon libre, gratuite et non finalisée. Mais, là où cela existe déjà, on constate que des réticences et des freins organisationnels apparaissent. Les logiques de territoire, les espaces de pouvoir restent forts. Certains managers essayent de développer ce genre d’espaces, parfois contre l’avis de leur comex.

Les entreprises pourraient-elles s’inspirer de certaines valeurs de ce mouvement ? À quels enjeux cela pourrait-il répondre ?

Le premier enjeu est de revenir à la passion et au plaisir au travail. En France, ce plaisir est très inégalement réparti. L’objectif est de retrouver du sens au travail même dans des métiers jugés peu gratifiants. Or travailler avec plaisir donne du sens.

Un autre enjeu est de sortir de cette souffrance au travail qui a plombé les directions des ressources humaines, de sortir de cette culpabilité. Retrouver le moyen de (re)faire du travail une finalité en soi.

Il y a également une demande forte de reconnaissance. Auparavant, les collectifs de travail apportaient la reconnaissance dont les salariés avaient besoin, mais c’est moins souvent le cas. Il faut donc trouver de nouvelles formes de reconnaissance, pas seulement monétaires. Cela permet de regagner aussi de la fierté. Chez les makers, l’efficacité va de pair avec la beauté, l’esthétique. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si le monde du design se rapproche d’eux.

Enfin, il y a un enjeu de fluidité dans les formes de collaboration. Le mouvement “faire”, où les personnes collaborent comme elles l’entendent, de façon variable, d’un coup de main de trois minutes à une collaboration de trois ans, pourrait être une source d’inspiration. Pour cela, il faut sortir des territoires de compétences qui structurent encore largement les organisations traditionnelles et imaginer des lieux physiques pour prendre le temps de rendre possibles ces collaborations. Google, par exemple, l’a bien compris.

Et que pourraient retenir les DRH de ce mouvement ?

Pour les DRH, la notion de “seul en groupe” me paraît intéressante, avec cette possibilité donnée à l’individu de développer des projets qui lui tiennent à cœur. Pour cela, il faut imaginer d’autres façons de faire collectif, plus souples, des scénarios multiples de progression professionnelle et pas seulement des parcours basés sur des qualifications strictes. Cela nécessite également d’éclater les territoires, les logiques de silo qui continuent de structurer encore largement les entreprises.

MICHEL LALLEMENT SOCIOLOGUES

Parcours

→ Michel Lallement est professeur titulaire de la chaire d’analyse sociologique du travail, de l’emploi et des organisations du Cnam. Il est également membre du Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (Lise-CNRS).

→ Il vient de publier L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie (Le Seuil, 2015).

Lectures

→ L’Éthique des hackers, Steven Levy, Globe, 2013.

→ FabLabs, etc., Camille Bosqué, Laurent Ricard, O. Noor, Eyrolles, 2014.

→ Fab Lab. L’avant-garde de la nouvelle révolution industrielle, Fabien Eychenne, Fyp éditions, 2012.

Auteur

  • Gaëlle Picut