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L’interview

Béatrice Barthe : « PAYER DAVANTAGE EN CAS D’HORAIRES ATYPIQUES N’EST PAS PREVENIR LES RISQUES »

L’interview | publié le : 23.06.2015 | Pauline Rabilloux

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Béatrice Barthe : « PAYER DAVANTAGE EN CAS D’HORAIRES ATYPIQUES N’EST PAS PREVENIR LES RISQUES »

Crédit photo Pauline Rabilloux

La question des horaires atypiques déchaîne parfois des passions, comme par exemple celle du travail du dimanche ou du travail en 2 x 12 heures des infirmières. Au-delà des impacts sur la santé et sur la vie sociale, le débat porte sur des valeurs. Payer davantage ne suffit pas.

E & C : Les horaires dits “atypiques” ne sont, pour vous, justement plus atypiques. Quelle est exactement la situation et quels sont les chiffres ?

Béatrice Barthe : Selon une étude de la Dares(1), seuls 37 % des Français travaillent selon des plages horaires traditionnelles, c’est-à-dire en journée, de 9 h à 18 h environ, et ce, du lundi au vendredi. C’est-à-dire que près de deux Français sur trois travaillent selon des horaires qui débordent de ces horaires traditionnels, horaires que l’on qualifie alors d’“atypiques”. Ce terme recouvre une grande variété de situations : travail de nuit, travail posté, horaires coupés, travail du dimanche, postes longs ou courts, horaires et plannings imprévisibles… Cependant, cette diversité semble balayer jusqu’à la notion d’horaires “normaux” avec, pour conséquence, la tendance de tous les partenaires sociaux, syndicats et responsables RH y compris, à sous-estimer l’impact de tels horaires sur la santé, sur la vie sociale et familiale et sur le travail, tant le phénomène s’est banalisé.

Quels sont ces impacts sur la santé et la vie sociale ?

Les horaires atypiques, bien que très divers, ont en commun d’entrer plus ou moins en contradiction avec les temporalités biologiques et sociales des salariés. Au plan biologique, ces horaires tendent à contrarier la régulation circadienne des fonctions physiologiques, psychologiques et comportementales. Les risques associés à une perturbation des rythmes sont connus : le taux des accidents du travail et de la route lors des trajets travail-domicile, par exemple, sont augmentés la nuit, compte tenu à la fois de la baisse de vigilance et de la fatigue induites par ces horaires. La littérature scientifique a également mis en évidence nombre de troubles plus ou moins graves résultant d’un travail posté de nuit : troubles du sommeil, nerveux – irritabilité, anxiété, dépression –, troubles gastriques, cardio-vasculaires et même un risque de cancers. Le Centre international de recherche sur le cancer de l’OMS reconnaît, depuis 2007, le « travail de nuit posté » comme agent probablement cancérogène.

Ces risques sont variables en fonction des horaires eux-mêmes – de nuit, posté, très tôt le matin ou très tard le soir – et de la durée d’exposition. Ils sont parfois perçus par les intéressés, parfois invisibles. Certaines personnes ne les supportent pas et passent en horaires de jour ou fuient les emplois concernés dès qu’elles le peuvent, d’autres s’en accommodent sans être vraiment conscientes des risques qu’elles encourent, les effets sur la santé étant bien souvent différés de plusieurs années. Ces personnes peuvent même parfois rechercher ces horaires atypiques qui peuvent grandement faciliter la gestion domestique des enfants, par exemple, ou des loisirs – bien souvent au détriment de la récupération.

Il existe aussi des risques au plan social, plus ou moins sérieux, selon les cas et les phases de vie des salariés : climat familial altéré, taux de divorce augmenté, relations difficiles avec les enfants. Les horaires imprévisibles qui se généralisent obligent les salariés – souvent les femmes, même si les hommes sont de plus en plus concernés – à jongler en permanence pour faire garder leurs enfants. Une étude canadienne(2) a pu mettre en évidence jusqu’à 18 démarches par semaine des salariées pour faire garder leurs enfants et jusqu’à huit personnes impliquées dans la garde de ceux-ci – nounou, conjoint, grands-parents, amis, voisins, baby-sitter… Avec un sentiment d’épuisement des personnes engagées dans un effort de conciliation permanent entre les sphères privée et professionnelle. On est loin d’avoir complètement élucidé les impacts sanitaires et sociaux de ces nouvelles formes de travail. Celles-ci mettent en question le rapport des individus au travail, mais également les rapports aux proches et à la société. Un débat comme celui du travail du dimanche implique la vie du salarié, de famille, la rémunération, l’emploi bien sûr, mais aussi des valeurs sociales, plus généralement notre choix de société.

Quelles sont les pistes organisationnelles pour maîtriser les risques sur la santé ?

Plusieurs pistes d’action sont possibles, à commencer par l’aménagement du système horaire pour réduire au maximum les effets délétères des horaires atypiques : éviter d’enchaîner les nuits de travail, décaler le travail vers des horaires de matin plus “physiologiques” – début de poste moins matinaux –, vers des horaires du soir plus “sociaux” – moins tardifs –, éviter de hacher les horaires… On peut également chercher à réduire la pénibilité des tâches de nuit en aménageant au mieux le poste et l’ensemble des conditions de travail, on peut aussi réfléchir aux parcours des salariés afin qu’ils ne restent pas de trop longues années à travailler dans ces horaires atypiques. Mais il est nécessaire aussi de repérer et de s’inspirer de ce que les salariés mettent eux-mêmes en place, lorsque la situation le permet, pour améliorer tout à la fois les conditions de travail de nuit, par exemple, et du résultat : redistribution collective du travail, ou des tâches les plus difficiles en début de service, microsiestes, autogestion des plannings… Un des objectifs de l’intervention en matière de temps de travail est aussi de rendre visibles et de comprendre ces « solutions » mises en place par les salariés afin d’examiner, avec eux et l’ensemble des acteurs, les conditions organisationnelles les favorisant. Cependant, travailler en horaires atypiques ou travailler de jour n’est pas équivalent et, bien souvent, les directions d’entreprise, les responsables RH et les syndicats tendent à l’oublier – ou n’en sont pas conscients. Rémunérer davantage le travail en horaires atypiques n’est pas une action de prévention des risques, même si les salariés s’accommodent de ces horaires qui leur permettent de bricoler un compromis entre les contraintes du travail, leur rémunération, leur vie de famille, leur fatigue et leurs loisirs. D’autres voies sont à creuser pour prévenir et maîtriser les risques liés à la déstabilisation des horaires.

(1) Bué et Coutrot, 2009.

(2) Prévost et Messing, 2001.

Béatrice Barthe DOCTEUR EN ERGONOMIE

Parcours

→ Béatrice Barthe est maître de conférences à l’université Toulouse Jean-Jaurès, rattachée à l’UFR de psychologie, et chercheuse au laboratoire CLLE (Cognition, langues, langage & ergonomie)-LTC (Laboratoire travail & cognition).

→ Elle est l’auteure d’une thèse intitulée “Gestion collective de l’activité de travail et variation de la vigilance nocturne : le cas d’équipes hospitalières en postes de nuit longs” (1999) et de nombreux articles, dont le chapitre sur “La déstabilisation des horaires de travail” dans l’ouvrage collectif Les Risques du travail (La Découverte, 2015).

Lectures

→ Repères pour négocier le travail posté, Y. Quéinnec, C. Teiger et G. de Terssac, 2e édition, Octarès, 2008.

→ Temps et Rythme de Travail, S. Prunier-Poulmaire et C. Gadbois, in Les dimensions humaines du travail (E. Brangier, A. Lancry & C. Louche), PUN, 2004.

Auteur

  • Pauline Rabilloux