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L’interview

Jean-Philippe BOOTZ : « LE KNOWLEDGE MANAGEMENT PEUT STIMULER LES RH »

L’interview | publié le : 09.06.2015 | Éric Delon

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Jean-Philippe BOOTZ : « LE KNOWLEDGE MANAGEMENT PEUT STIMULER LES RH »

Crédit photo Éric Delon

L’apparition des communautés de pratiques dans les entreprises peut représenter une opportunité stimulante. Les DRH y joueraient un rôle central, notamment par la mise en place d’une démarche de management par les connaissances.

E & C : Comment expliquez-vous l’émergence de communautés de pratiques dans des entreprises comme IBM, GDF ou Ubisoft ces dernières années ?

Jean-Philippe Bootz : En raison d’une demande extrêmement volatile et incertaine, dans un contexte d’hyper-valorisation de la nouveauté et du raccourcissement du cycle de vie des produits, les entreprises sont entrées depuis une vingtaine d’années dans une logique économique fondée sur les connaissances. Les bouleversements provoqués par ce nouveau contexte sont de nature comparable à ce que fut le taylorisme pour l’après-guerre. Les problématiques de création, de capitalisation et de diffusion des connaissances sont devenues majeures. Considérées comme un moteur d’innovation et d’avantage concurrentiel durable, les pratiques de management des connaissances se sont ainsi développées progressivement dans les entreprises. Dans ce contexte, les communautés de pratiques, dont l’objectif est de partager et de diffuser ces connaissances, sont apparues comme des entités particulièrement pertinentes, notamment pour les grands groupes sommés d’inventer de nouvelles structures, de nouvelles formes de pilotage et de gouvernance pour innover et être créatifs. La vision traditionnelle d’une structure pyramidale organisée autour d’un contrôle hiérarchique strict devient inopérante dans un tel contexte. L’émergence, la diffusion et le partage d’idées nouvelles supposent la promotion d’espaces de liberté. Les communautés de pratiques, en tant que structure non hiérarchiques et auto-organisées, répondent parfaitement à ce contexte.

Comment les communautés de pratiques se créent-elles ? S’inspirent-elles de modèles ?

L’identification des premières communautés de pratiques a été réalisée en 1990 auprès des réparateurs de photocopieurs chez Rank Xerox, aux États-Unis. Ces professionnels intervenaient seuls chez le client avec pour unique appui un guide d’utilisation répertoriant les procédures de résolution des pannes standards. Lors de rencontres informelles, en dehors de leurs temps de travail et hors hiérarchie, ils trouvèrent l’utilité d’échanger des “histoires de guerre”. Ce partage d’expériences concrètes et cette entraide mutuelle leur permirent à la fois de compenser les prescriptions froides des guides d’utilisation et d’améliorer les compétences de chacun. Une communauté de pratiques rassemble des membres homogènes, dont l’objectif principal est d’améliorer leur activité à travers une réflexion sur leurs pratiques. Cette structure se caractérise fondamentalement par sa nature auto-organisée. En raison de cette recherche “naturelle” d’autonomie, les communautés de pratiques, surnommées CoPs, ont pendant longtemps été considérées par le management comme des structures difficilement maîtrisables. Compte tenu de leur potentiel prometteur en termes de créativité, les entreprises se sont résolues à les voir émerger.

Pour l’entreprise, comment piloter ces communautés et concilier auto-organisation et contrôle ?

Le problème à surmonter consiste à stimuler les activités de la communauté sans étouffer sa dimension auto-organisée. Cette forme de soutien non intrusif est délicate. Elle suppose d’aller à l’encontre de la culture managériale classique qui, par définition, tolère mal l’existence d’espaces non contrôlés. En réalité, les travaux empiriques montrent que cette opposition apparente peut être surmontée grâce à deux acteurs clés : le manager et le sponsor. Le sponsor est en général un cadre dirigeant qui a pour rôle de garantir que la communauté dont il a la charge dispose des ressources et du temps nécessaires à son fonctionnement, tout en veillant à ce que l’activité de cette dernière demeure compatible avec celle de l’organisation. Le manager, de son côté, joue le rôle clé de coordinateur interne. Il a pour mission de favoriser l’apparition ou le maintien d’un environnement propice aux CoPs : confiance, engagement mutuel, liberté…

Quels types de valeur ajoutée peuvent apporter ces communautés à l’entreprise ?

Une analyse récente réalisée avec mon collègue Stefano Borzillo dans une dizaine de grandes organisations – IBM, Siemens ou les Nations unies – nous a permis de distinguer trois types de communautés pilotées. Les communautés opérationnelles d’exploitation se focalisent sur l’amélioration des pratiques de l’entreprise. La différence principale avec les communautés spontanées tient au fait que le pilotage vise principalement à codifier les bonnes pratiques. Dans ce contexte, le contrôle effectué par la direction via le sponsor s’avère relativement souple. Les CoPs stratégiques, quant à elles, reposent sur l’identification et la combinaison de connaissances dispersées afin de favoriser une innovation génératrice de valeur à court ou moyen terme. Du fait de leur portée stratégique, ces communautés bénéficient d’un “sponsorship” actif. Les CoPs d’exploration, enfin, sont orientées vers l’exploration de connaissances nouvelles. Ce type de réflexion out of the box nécessite une liberté plus importante et se situe très en amont de la ligne de décision stratégique. Le leadership n’est ainsi pas concentré dans les mains du sponsor ou du manager, mais est davantage dilué entre les différents membres.

Quel type de manager doit-on désigner pour piloter ces CoPs ?

Le pilotage de ces communautés nécessite de faire appel à des profils originaux de manager, car il ne s’agit pas de réaliser un contrôle au sens classique du terme. Les CoPs opérationnelles d’exploitation sont généralement pilotées par des experts bénéficiant d’une légitimité technique et sociale. Pour les CoPs d’exploration, il s’agit davantage d’intrapreneurs, c’est-à-dire de collaborateurs capables d’explorer des sujets innovants à contre-courant de la culture dominante de l’organisation. Les CoPs stratégiques, quant à elles, sont généralement pilotées par des experts ou par des managers combinant les caractéristiques d’intrapreneur et d’expert.

Dans quelle mesure la fonction RH est-elle interpellée par l’émergence de ces communautés de pratique ?

Les directions des ressources humaines traversent, depuis plusieurs années, une mutation profonde avec, notamment, un transfert progressif de leurs prérogatives – formation, évaluation, gestion des compétences – vers les managers. Si les DRH doivent veiller à la bonne réalisation de ces transferts ainsi qu’au contrôle de l’homogénéité de ces pratiques, il n’en demeure pas moins que l’avenir de la fonction reste posé par ce mouvement de décentralisation générale. Dans ce contexte, le knowledge management – KM, management de la connaissance – peut devenir un élément structurant pour leur avenir. La multiplication des CoPs représente un nouveau défi RH, car le management ne peut plus rimer avec contrôle. Il doit au contraire veiller à introduire de l’autonomie au sein des collectifs de travail. La DRH a par ailleurs pour mission de conceptualiser de nouvelles approches RH pour gérer les profils de managers qui vont accompagner l’éclosion de ces CoPs. La gestion des experts nécessite de repenser les politiques de mobilité et d’évaluation. La motivation de l’intrapreneur nécessite quant à elle de jouer à la fois sur des facteurs intrinsèques et extrinsèques.

Le DRH est en mesure de jouer un rôle central dans l’organisation s’il parvient à faire “glisser” sa fonction vers le KM, à travers notamment la mise en place d’une démarche de management par les compétences. Même si ces deux mondes apparaissent parfois antagonistes, RH et KM vont devoir tisser des ponts solides dans l’avenir. La réflexion autour des liens à inventer entre gestion des compétences et gestion des connaissances constitue un terrain quasi vierge et ô combien stimulant.

Jean-Philippe BOOTZ ENSEIGNANT À L’ÉCOLE DE MANAGEMENT DE STRASBOURG (HUMANIS)

Parcours

→ Jean-Philippe Bootz est maître de conférences en sciences de gestion à l’École de management de Strasbourg (laboratoire HuManiS). Il y occupe notamment la fonction de responsable du master MAE et de la chaire de management des connaissances. Ses recherches se centrent sur l’articulation entre management des connaissances, prospective stratégique et GRH.

→ Auteur de nombreuses publications dans des revues et des ouvrages collectifs, il est membre de communautés scientifiques comme l’AGRH, l’Agesco et l’AIMS.

Lectures

→ Management des ressources humaines, Michel Ferrary, Dunod, 2014.

→ Gérer les RH dans les PME. De la théorie à la pratique, M.-A. Vilette, Vuibert, 2014.

→ Encyclopédie des ressources humaines, José Allouche (coord.), Vuibert, 2012.

Auteur

  • Éric Delon