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L’interview

Pascal Chabot : « LE BURN-OUT DOIT ÊTRE TRAITÉ À L’ÉCHELLE DE LA CIVILISATION »

L’interview | publié le : 02.06.2015 | Véronique Vigne-Lepage

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Pascal Chabot : « LE BURN-OUT DOIT ÊTRE TRAITÉ À L’ÉCHELLE DE LA CIVILISATION »

Crédit photo Véronique Vigne-Lepage

Contrairement à ce qu’il promettait à ses débuts, le progrès “technocapitaliste” entraîne l’épuisement d’un grand nombre de personnes et fait perdre son sens au travail. Il faut aujourd’hui réinventer cette valeur en retrouvant un équilibre, avec un progrès plus subtil, relatif à l’humain. Un enjeu de civilisation qui dépasse le cadre de l’entreprise.

E & C : Dans l’un de vos ouvrages(1), vous développez la thèse selon laquelle le burn-out est un malaise de la civilisation postmoderne. Pouvez-vous préciser ?

Pascal Chabot : J’ai voulu apporter le point de vue philosophique sur cette question du burn-out, de manière complémentaire à ceux qui sont psychologiques ou médicaux, et en considérant l’envers de ce phénomène, qui est le rapport des personnes au travail. J’acte que des facteurs individuels importants peuvent être déclencheurs du burn-out. Mais notre société postmoderne, qui maximalise tout – la performance, le rendement, la créativité… –, produit aussi un sentiment de “trop”, un épuisement de certains individus. Le message des années 1960 était que les technologies allaient nous libérer, nous permettant d’entrer dans la civilisation des loisirs grâce au temps dégagé sur certaines tâches. Or cela n’a pas été toujours aussi clair, et il s’avère que les technologies peuvent nous requérir énormément et nous enjoindre de nous adapter à elles. Or l’Homme s’adapte bien à de nouvelles contraintes, mais dans une certaine mesure. Le philosophe Matthew B. Crawford raconte(2) comment, fraîchement recruté par une agence Web, il a eu d’emblée six articles scientifiques par jour à résumer. Il a aussitôt pensé : « Je vais devoir beaucoup trahir », mais il s’est adapté. Cependant, son quota d’articles à résumer a alors été augmenté plusieurs fois, jusqu’à l’absurdité. Or le sens du travail n’est pas dans l’adaptation, mais dans la réalisation de soi. Il est structurant, car il est le lieu où s’expérimentent et où peuvent s’exprimer certaines des aspirations les plus intimes de l’Homme, telles que la coopération. Mais il implique le défi permanent de l’adaptation à la nouveauté. La souffrance intervient lorsque ces efforts d’adaptation ne débouchent pas sur la réalisation de soi. La technique n’est pas là pour que nous nous adaptions à elle.

Certains employeurs peuvent considérer que la réalisation personnelle de leurs salariés n’est pas de leur ressort. Cette vision présente-t-elle un risque ?

Considérer que la réalisation de soi est extérieure à la sphère du travail revient à fractionner l’humain. C’est un calcul ruineux. Si les dirigeants d’une entreprise ont un rapport uniquement fonctionnaliste à leurs salariés, ceux-ci ne peuvent être épanouis. Ne trouvant pas de sens à leur travail, ils le font forcément moins bien.

Heureusement, toutes les entreprises ne fonctionnent pas sur ce schéma. Beaucoup ont compris que, pour progresser, il faut un équilibre entre efficacité et résilience. Cette dernière est la capacité à continuer dans une voie malgré les problèmes. Pour la préserver, il ne faut pas rechercher l’efficacité maximale en tout : si un entrepreneur, par exemple, paie le moins possible ses fournisseurs et son personnel en n’offrant aucune garantie de carrière, il ne pourra, en cas de coup dur, compter sur la bonne volonté ni des uns ni des autres. On oublie souvent qu’un autre rapport au progrès est possible.

Quel est cet autre rapport au progrès ?

Il existe deux types de progrès entre lesquels, là encore, il s’agit de trouver un équilibre : le progrès utile et le progrès subtil. Le premier correspond à l’évolution technologique et à la croissance économique. Ce progrès, que j’appelle “technocapitaliste”, fonctionne par capitalisation : chaque invention entre au capital collectif, qui se développe de plus en plus vite et produit de plus en plus d’intérêt. C’est la figure dominante. Mais, dans les métiers de l’humain tels que les ressources humaines, l’enseignement, la médecine, etc., on croit à un progrès plus subtil, étymologiquement sub tela – sous la toile –, c’est-à-dire lié aux trames fondamentales de l’existence. Cette approche n’est pas linéaire, mais cyclique : chaque nouvel arrivant dans une entreprise, chaque nouvelle classe d’un enseignant doit apprendre et évoluer à son tour, même si d’autres l’ont déjà fait avant. L’humain n’évolue pas comme le progrès technique et ne peut donc être compris selon les schèmes de ce dernier, mais plutôt selon les cycles de vie.

Lorsque je donne des conférences devant un public de DRH, je vois bien que ceux-ci se sentent au point de rencontre entre les logiques matérielle et financière, et celle des personnes. Ils intègrent, heureusement, qu’un salarié est aussi un père ou une mère de famille. Récemment, en coécrivant un documentaire(3) sur le travail à l’hôpital Saint-Louis, à Paris, j’ai aussi pu constater à quel point, pour les personnes qui œuvrent là, les questions de rapport à la maladie, à la vieillesse, à la mort… ne sont pas solubles dans la dimension utilisatrice.

Faites-vous là de la philosophie ou de la politique ?

La philosophie est d’emblée politique, au sens premier du terme. Elle cherche à penser ce qui est juste pour la Cité. À ce titre, j’estime qu’il y a un enjeu important pour notre civilisation à trouver de bons équilibres entre progrès utile et progrès subtil. Nous sommes à un moment de friction entre ces deux tendances, car la souffrance au travail fait bouger les lignes. Cette dernière ne révèle pas les mêmes fractures que la lutte des classes, puisque les cadres, eux aussi, peuvent souffrir d’un excès de tâches et de responsabilités, et connaître un épuisement émotionnel. Par ailleurs, la robotisation, qui n’est pas un mythe, crée des contraintes fortes pour tous et dans tous les domaines. Il faut que nous prenions soin de cette valeur qu’est le travail et la réinventions. Cela dit, trouver les réponses n’est pas impossible. Dans mon dernier ouvrage, L’Âge des transitions, j’explique qu’il n’est pas anodin que la question du burn-out émerge au moment où nous épuisons les ressources de la biodiversité, où nous vivons une explosion démographique et urbaine sans précédent ou encore des mouvements de “transition démocratique”. Nous sommes précisément en “transition” dans de nombreux domaines. La question de l’épuisement est donc à traiter de manière bien plus générale, et un nouveau modèle d’évolution doit être trouvé. Aucune recette du passé n’est opérante. Mieux vaut un imaginaire du changement. Dans un “pacte technique” à convenir au sein de la société pour équilibrer les différents types de progrès ; notre rapport aux énergies, par exemple, pourrait prendre en compte celle produite par l’homme au travail, une réalité généralement refoulée. Il nous manque une philosophie de l’énergie qui nous permettrait de mieux comprendre le changement. Ce dernier est toujours déstabilisant, mais, au lieu d’être imposé du dehors, il peut être désiré et conduire à un futur viable que l’on fait exister.

(1) Global burn-out, PUF 2013. Une conférence le 2 avril dernier, à Lyon, sur ce livre est accessible sur <www.bm-lyon.fr/spip.phppage=video&id_video=794>.

(2) L’Éloge du carburateur (voir Lectures p. 38).

(3) À se brûler les ailes, avec le réalisateur belge Jérôme Le Maire (AT Production), à paraître.

Pascal Chabot SOCIOLOGUES

Parcours

→ Pascal Chabot enseigne la philosophie et l’argumentation à l’Institut des hautes études des communications sociales (IHECS) de Bruxelles (Belgique) depuis 2004. Auparavant, il était chargé de recherche au Fonds national de la recherche scientifique de Belgique.

→ Il vient de publier L’Âge des transitions (PUF). Il est aussi coréalisateur du film Simondon du désert (Hors-œil, 2012).

Lectures

→ L’Éloge du carburateur, Matthew B. Crawford, La Découverte, 2010.

→ Vladimir Jankélévitch, les dernières traces du maître, Jean-Jacques Lubrina, Le Félin, 2009.

Photos (c) Antoine Merlet-Pleins Titres

Auteur

  • Véronique Vigne-Lepage