logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

L’interview

François Héran : « LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS N’EST PLUS UNE PRIORITÉ DEPUIS LA CRISE »

L’interview | publié le : 19.05.2015 | Gaëlle Picut

Image

François Héran : « LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS N’EST PLUS UNE PRIORITÉ DEPUIS LA CRISE »

Crédit photo Gaëlle Picut

Objet de débats intenses dans la dernière décennie, la lutte contre les discriminations au travail marque le pas à mesure que la récession se prolonge. Pourtant, les outils existent. Il est temps pour les administrations et les entreprises de s’en emparer.

E & C : Où en est-on dans la lutte contre les discriminations dans le monde du travail ?

François Héran : Il est important de distinguer deux types de discrimination : à l’embauche ou en cours de carrière. La discrimination peut être liée au sexe, à l’origine, à l’âge ou au handicap. Dans tous les cas, il est nécessaire d’avoir des techniques de mesure et de contrôle si on veut progresser.

En France, dans cette lutte en faveur d’une meilleure diversité, il y a eu des hauts, des bas et des paliers. D’importants progrès ont cependant été réalisés, notamment sous l’impulsion de l’Europe. Outre les avancées de plusieurs think tanks et de quelques grandes entreprises, des associations telles que À compétences égales ont fortement sensibilisé les cabinets de recrutement à l’impératif de la diversité. Les rapports de Brigitte Grésy ou de Dominique Meurs sur l’égalité professionnelle sont des références majeures. Mais il reste beaucoup à faire. Par exemple, le rapport annuel de situation comparée reste mal appliqué, et la diversité du recrutement est toujours négligée dans certains secteurs ou entreprises. La crise économique n’arrange rien, car l’emploi focalise désormais toutes les attentions.

Quels sont les outils dont disposent les employeurs pour mesurer et contrôler les phénomènes de discrimination ?

Différents moyens existent. Ils ont été recensés dans un guide(1) qui peut aider les DRH dans leur travail. Mais ces outils doivent être déployés de façon très précise et très réglementée. Par exemple, on a beaucoup parlé du testing, qui a été un temps un instrument privilégié par les chercheurs pour mesurer les discriminations. Il s’agit d’envoyer une “paire” de candidatures à un même employeur avec une seule caractéristique qui diffère – sexe, âge, apparence physique, lieu de résidence, etc. – ; mais les échantillons sont faibles et la procédure est compliquée à mettre en œuvre, car on doit décaler dans le temps l’envoi de ces deux candidatures. Or la situation de l’entreprise peut avoir évolué entre ces deux envois.

Les employeurs ont également utilisé le testing sur des échantillons de grande taille. Cela consiste à envoyer en nombre des candidatures. On teste le début du processus, c’est-à-dire l’obtention ou non d’un entretien. Mais, là encore, la mise en œuvre est complexe. Elle soulève aussi des problèmes éthiques et juridiques, car le testing revient à tromper les recruteurs. De façon globale, ces tests doivent être faits de façon très rigoureuse, en informant les représentants du personnel, avec l’aval de la Cnil. L’objectif doit être clairement explicité et les méthodes discutées et acceptées.

De grandes entreprises telles que Casino ou L’Oréal ont utilisé le testing en nombre pour faire évoluer leurs pratiques de recrutement. Même imparfaits, ces outils ont donné des résultats révélateurs. Ils recoupent les travaux de la statistique publique, qui montrent clairement qu’à diplôme égal, les enfants issus de l’immigration maghrébine et africaine ont moins de chances d’être recrutés.

Quelles sont les pistes envisagées pour mieux lutter contre les discriminations ?

Pour les entreprises de petite taille, les opérations de testing en nombre ou d’enquête en ligne pourraient être menées au niveau des branches. Par ailleurs, il faudrait également se pencher sur la différence de traitement dans la durée et pas seulement à l’embauche. Dominique Meurs, une économiste de Paris-Ouest, a mené une enquête intéressante sur la diversité des origines et les parcours professionnels au sein du ministère de l’Intérieur. Sur la base des pays de naissance des parents et de leur première nationalité, elle a montré que des efforts de prospection élargie des candidats par rapport au sourcing habituel étaient payants : le recrutement des policiers reflète bien l’apport des vagues de migration successives à la deuxième génération. Des efforts ont en effet été menés avec le dispositif “cadets de la République” ou les opérations de recrutement dans les banlieues. En revanche, l’enquête n’avait pas le recul suffisant pour mesurer des divergences ultérieures dans les parcours professionnels selon l’origine. Ce genre d’étude pourrait être mené tous les cinq ans, par exemple.

Enfin, on pourrait utiliser les enquêtes de référence de l’Insee et de ses 300 bassins d’emplois, qui représentent des unités pertinentes. Un bassin d’emploi correspond à l’espace où la majorité des gens résident et travaillent tout à la fois. J’ai proposé – sans succès jusqu’ici – d’introduire dans le recensement de la population des questions sur le pays de naissance et la nationalité antérieure des parents, afin de décrire la situation des enfants d’immigrés dans le domaine de l’emploi mais aussi du logement ou de l’éducation, et de lutter ainsi plus efficacement contre les discriminations. On pourrait rendre accessibles en ligne ces informations pour les entreprises. Elles sauraient alors dans quelle mesure leur recrutement s’éloigne des caractéristiques de la population environnante en termes d’origines pour un niveau de qualifications donné. Bien entendu, il reviendrait à chaque entreprise de définir l’espace de référence pertinent en fonction des postes à pourvoir. Pour un emploi dans un hypermarché, ce pourrait être le bassin d’emploi environnant, mais le cercle peut s’élargir à la France entière, voire au-delà dans certaines branches. Cela permettrait de bâtir un système de suivi à la fois solide et flexible.

Un conseil pour aider les DRH à lutter contre les discriminations ?

La lutte contre les discriminations nécessite une formation spécifique, des responsables dédiés, des efforts d’imagination pour élargir le champ de la prospection et les voies d’approche des candidats potentiels.

François Héran DÉMOGRAPHE ET CHERCHEUR

Parcours

→ François Héran est directeur du département sciences humaines et sociales de l’Agence nationale de la recherche. Il a été directeur de l’Ined puis responsable de l’enquête famille de l’Insee (1999-2009).

→ Il est l’auteur notamment de Parlons immigration en 30 questions (La Documentation française, 2012) et du Temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française (Seuil, 2007).

Lectures

→ Hommes/femmes, une impossible égalité professionnelle ?, Dominique Meurs, Édition Rue d’Ulm, 2014.

→ Mesurer pour progresser vers l’égalité des chances. Guide méthodologique à l’usage des acteurs de l’emploi, Commission nationale de l’informatique et des libertés-Défenseur des droits, 2012.

→ Immigrés et descendants d’immigrés en France, Insee, coll. Insee Références, octobre 2012.

(1) “Mesurer pour progresser vers l’égalité des chances”, édité conjointement par le défenseur des Droits et la Cnil. Téléchargeable gratuitement sur <www.defenseurdesdroits.fr>

Auteur

  • Gaëlle Picut