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L’interview

Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique : « LA NOVLANGUE MANAGÉRIALE TEND À INSTALLER L’OXYMORE COMME UNE NORME DE PENSÉE »

L’interview | publié le : 28.04.2015 | Pauline Rabilloux

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Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique : « LA NOVLANGUE MANAGÉRIALE TEND À INSTALLER L’OXYMORE COMME UNE NORME DE PENSÉE »

Crédit photo Pauline Rabilloux

La financiarisation, les nouvelles technologies et l’idéologie gestionnaire enserrent le travailleur dans un réseau d’injonctions paradoxales qui ruinent le sens du travail et peuvent compromettre sa santé mentale.

E & C : Le management fonctionne aujourd’hui, selon vous, de manière paradoxale. En quoi consiste le paradoxe ?

Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique : Le paradoxe n’est pas seulement celui du management, il ne s’agit pas simplement d’une question intersubjective qui tiendrait à la relation du salarié avec son manager, mais d’une conséquence d’un système économique devenu “paradoxant”, producteur de paradoxes. Le modèle néolibéral, qui inspire le développement actuel du capitalisme, produit une nouvelle raison du monde, qui conduit à une compétition généralisée des entreprises et des salariés, susceptible d’entraîner les individus vers le stress, l’épuisement, la dépression, le burn-out, la déraison, le suicide. Ce processus s’est installé en France à partir des années 1980-1990 à la conjonction de trois causes : le basculement d’un capitalisme de production vers un capitalisme financier, la révolution numérique et une révolution managériale reposant sur de nouveaux outils de gestion et de management. Ce modèle, dont M. Reagan et Mme Thatcher furent les initiateurs dans leurs pays, s’est développé jusqu’à gagner l’ensemble de la sphère économique, politique et sociale. Il concerne aujourd’hui aussi bien l’entreprise privée que le secteur public, et semble avoir acquis force de conviction jusque dans la gauche française réputée pourtant critique par rapport au capitalisme.

Quelles en sont les manifestations dans le domaine du management ?

Dans le contexte d’une société qui entend désormais tout gérer, de nouveaux outils de gestion des personnels se sont mis en place, reposant sur l’investissement individuel plutôt que sur le métier ou la qualification. On attend désormais de l’individu non seulement qu’il accomplisse son travail mais aussi qu’il “y mette du sien”, qu’il investisse son narcissisme dans l’accomplissement de sa tâche. Les entreprises mobilisent le temps du salarié, son savoir-faire mais aussi ses forces de vie et sa libido dans une course effrénée à la performance.

Pour favoriser cet investissement personnel, elles ont individualisé les objectifs, l’évaluation, la rémunération. La culture du résultat et de la performance s’est généralisée, entraînant un stress devenu banal dans l’univers professionnel. Au-delà des objectifs sans cesse revus à la hausse, une novlangue managériale s’est également imposée, qui tend à installer l’oxymore comme une forme normale de pensée, à charge pour les salariés de se débrouiller afin de réduire comme ils le peuvent les contradictions que cela implique dans leur travail. C’est ainsi que le “service public”, hérité de l’histoire et qui n’a jamais contenu dans son concept la notion de rentabilité, est supposé être également profitable, de telle sorte qu’il peut être déclaré “en faillite” ; que l’excellence qui implique la notion d’exception doit devenir la règle ; que les plans de sauvegarde de l’emploi désignent en fait des licenciements ; que l’évasion fiscale devient de l’optimisation, etc. La langue, qui devrait permettre de comprendre la réalité, crée des situations incompréhensibles car contradictoires. Ceci dans un temps où le capitalisme soumis à la finance est en proie non à la destruction-créatrice d’emplois dont parlait Schumpeter pour désigner l’impact de l’innovation sur l’évolution des métiers mais à la « création de destruction » puisque, au nom de la valeur financière, il détruit les entreprises et l’emploi. Ce ne sont plus les hommes qui sont supposés œuvrer et créer de la valeur mais l’argent qui travaille pour créer du profit.

En quoi ce management paradoxal porte-t-il atteinte à la santé ?

Dans un premier temps, l’investissement narcissique peut être pour le salarié pris comme un accomplissement. Il s’accompagne d’une exaltation, d’un sentiment de puissance. C’est d’ailleurs à ce niveau qu’on sollicite les salariés. Ils sont supposés “se réaliser” dans leur travail, y faire la preuve de leur valeur. Mais quand cet investissement est devenu la norme, quand on suppose même que cet investissement doit être sans cesse accru ou qu’une difficulté personnelle ou professionnelle en compromet le résultat, les individus engagés narcissiquement sont fragilisés, car c’est leur identité qu’ils ont mise en jeu et compromise au travail si les résultats ne sont pas à la hauteur. La norme est intériorisée, ne pas réussir même une mission impossible, c’est être nul. Les suicidés du travail sont tous des gens qui se sont “tués au travail”, ils y ont cru et ont sans cesse accru leurs efforts pour rester à flot. L’échec professionnel devient alors un échec personnel, et il n’y a plus qu’à disparaître puisqu’on ne vaut plus rien. Dans le temps même où la conflictualité avec autrui au travail se trouvait réduite tant collectivement qu’individuellement, les rapports avec la hiérarchie étant comme abrasés de toute agressivité, celle-ci fait retour sur l’individu lui-même. L’individu narcissique créé par la société a perdu les repères identitaires de groupe.

Quel est l’espoir d’échapper au paradoxe pour retrouver un management responsable ?

La réponse se situe à trois niveaux : individuel, collectif et politique. Au plan individuel, résister passe par un effort de méta-communication pour retrouver le sens des choses et sortir des injonctions paradoxales. Mais cet effort ne peut être accompli par l’individu s’il ne peut partager avec autrui le sens des mots et des choses. Pour reconnaître que ce n’est pas moi qui suis fautif mais le travail qui est infaisable, encore faut-il pouvoir confronter mon expérience à celle d’autrui, ma souffrance à celle de l’autre. Pour ce faire, il y a besoin d’espaces réels, de lieux de rencontre, de temps pour partager ces expériences et de lieux symboliques comme le champ juridique, entre autres quand un juge, par exemple, met en cause un harcèlement managérial. Mais il appartient également au politique de se positionner pour garantir une certaine cohérence des valeurs et des mots sous une éthique commune, qui empêche de donner aux mots, dans l’univers économique et du travail, un sens complètement opposé au sens commun, qui est celui de la culture dans laquelle on a été éduqué. Plutôt que de se laisser contaminer par la logique managériale de la rentabilité et du court terme, il appartient au politique de maintenir la dimension collective du long terme, qui permet seule de continuer à faire société.

Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique SOCIOLOGUES

Parcours

→ Vincent de Gaulejac est professeur émérite à l’université Paris 7- Denis-Diderot. Il est président du réseau international de sociologie clinique (RISC).

Il est l’auteur, notamment, de La Société malade de la gestion (Seuil, 2009) et de Travail, les raisons de la colère (Seuil, 2011).

→ Fabienne Hanique est professeure à l’université Paris 7-Denis-Diderot, vice-présidente du RISC.

→ Elle est auteure du Sens du travail (Ères, 2004. )

→ Tous deux viennent de publier Le Capitalisme paradoxant, un système qui rend fou (Seuil, avril 2015).

Lectures

→ Le Management désincarné, essai sur les nouveaux cadres du travail, Marie-Anne Dujarier, La Découverte, 2015.

→ La Comédie humaine du travail, Danièle Linhart, Érès, 2015.

Auteur

  • Pauline Rabilloux