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PRÉVENTION : COMMENT RÉGULER LA CHARGE de travail

L’enquête | publié le : 21.04.2015 | Virginie Leblanc

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PRÉVENTION : COMMENT RÉGULER LA CHARGE de travail

Crédit photo Virginie Leblanc

Alors que la question de la santé physique et mentale des salariés est au cœur des obligations de prévention des employeurs, la mesure de la charge de travail s’impose comme un élément fondamental. Tant à titre collectif, lorsque l’entreprise se réorganise, qu’au niveau des personnes, lorsqu’elle doit prêter attention au suivi individuel.

Avant la fin du premier semestre 2015, Orange engagera une négociation sur une méthode de mesure de l’évolution de la charge de travail, alors que le groupe prévoit 25 000 départs d’ici à 2020 – essentiellement à la retraite – et qu’il entend ne remplacer qu’environ un départ sur trois. Le problème de la charge de travail de ceux qui restent figurera donc au cœur des discussions.

Un sujet auquel le DRH devra être d’autant plus vigilant que les risques juridiques et les enjeux opérationnels liés à la mesure et au contrôle de la charge de travail sont multiples. Fin 2012, la Fnac s’était vue obligée de réexaminer son plan de réorganisation, faute d’avoir correctement explicité les transferts de charge (lire Entreprise & Carrières n° 1184). En 2014, le TGI de Paris avait interdit à la direction de l’hôtel de luxe Le Bristol de mettre en application un projet qui améliorait la productivité de ses femmes de chambre de 16 %, au détriment de leur santé. L’affaire sera plaidée en appel fin mai.

CONTESTATION DE LA CHARGE DE TRAVAIL

« Au niveau collectif, il existe un contentieux émergent de remise en cause de réorganisations lorsqu’elles sont de nature à compromettre la santé et la sécurité des salariés, atteste Sébastien Millet, avocat associé au cabinet Ellipse Avocats. De plus, nous observons désormais de manière quasi systématique devant les prud’hommes, en cas de contentieux individuels de cadres, des demandes relatives à la contestation de la charge de travail, en lien avec l’utilisation des nouvelles technologies notamment. Les employeurs risquent par exemple une condamnation à verser des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse lorsqu’ils ont fixé des objectifs jugés “non atteignables”. Citons également les cas d’inaptitude liés à une charge de travail inappropriée. En outre, une convention individuelle de forfait-jours peut être privée d’effet si l’employeur n’organise pas un suivi régulier de la charge de travail garantissant que l’amplitude et la charge restent raisonnables, avec notamment pour conséquence un risque de rappel d’heures supplémentaires. À cela s’ajoute, en matière de sécurité sociale, la faute inexcusable qui peut être retenue en cas d’accident du travail lié à une surcharge d’activité, analysée comme un manquement de l’employeur à son obligation de sécurité de résultat. Même s’il appartient au salarié de démontrer l’existence de faits caractérisant une surcharge structurelle de travail. »

Et, depuis un arrêt de principe de la Cour de cassation du 15 décembre 2005, signale Samuel Gaillard, avocat, « les représentants du personnel doivent pouvoir contrôler le respect du temps de travail », l’information du CE étant nécessairement écrite et individualisée.

Non seulement la charge de travail est sous l’œil des juges, mais elle est même aussi sous contrôle des agences de notation, remarque Agnès-Cloarec Mérendon, avocate au cabinet Latham & Watkins : « Depuis le décret du 24 avril 2012 sur le reporting extra-financier, les entreprises sont tenues de faire figurer dans leur rapport annuel une série de données relatives aux conditions de travail et de santé-sécurité et au temps de travail, auxquelles les agences de notation ne manqueront pas d’être très attentives. »

DIAGNOSTICS D’IMPACT

Dès lors, de quels leviers les employeurs disposent-ils pour organiser la régulation de la charge de travail ? « Les entreprises qui s’en occupent, surtout en cas de restructuration, font des diagnostics d’impact dans une optique de prévention des risques psychosociaux », constate Bruno Schroeder, président du cabinet d’expertise CHSCT Isast.

« En amont d’une réorganisation, nous réalisons une projection, en partie théorique, de ce que sera la charge de travail dans l’organisation cible, explique Thomas Le Gall, responsable pôle prévention, management du travail et QVT de Sémaphores Entreprises (Groupe Alpha). Elle s’appuie sur des indicateurs, parmi lesquels le volume de production, le temps de travail, le nombre de dossiers à traiter, etc. La deuxième source d’information – indispensable – est l’observation du travail réel, qui permet de prendre en compte l’activité dans toute sa complexité, avec les pics d’activité et les aléas. Mais, en raison de la confidentialité des informations à préserver, il n’est pas facile de la réaliser en amont de l’information-consultation du CHSCT. Il faut donc la réaliser a minima au cours de la procédure. »

Effectuée en aval, cette analyse du travail réel est sensible lorsque de nombreux emplois pourraient être supprimés… Thomas Le Gall cite l’exemple d’une entreprise industrielle s’étant réorganisée lourdement sans anticiper les transferts de charge. Son taux d’absentéisme a explosé de 4 % à 8 %, avec une multiplication des absences pour maladie : « Cela s’est traduit par une désorganisation de la production, une perte de qualité et un allongement des délais de livraison ; les gains financiers du début sont vite partis en fumée », a-t-il constaté. Le secteur hospitalier, en pleine mutation, n’échappe pas à ces analyses. Au CHU de Toulouse, les directions des soins évaluent en permanence l’adéquation charges-effectifs (lire p. 23).

Mais les DRH ont aussi intérêt à prêter attention à la mesure de la charge de travail au quotidien, et pas seulement en cas de profonds changements.

La branche Caisse d’épargne, qui a signé le 30 octobre 2012 un accord sur l’amélioration des conditions de travail, détaille sa façon d’évaluer la charge et spécifie que cette évaluation se déclenche lors d’un changement à venir, mais aussi lors de « l’identification de difficultés ou de dysfonctionnements récurrents dans une activité ou un processus ». Illustrés par des dépassements de temps de travail, par la dégradation d’indicateurs RH tels que l’absentéisme et le turnover. « La grille d’analyse de la BPCE est particulièrement intéressante, car elle peut servir à chaud et à froid. Elle pose les bonnes questions », estime Nils Veaux, directeur général du cabinet Plein Sens. Mais l’accord de 2012 n’a jamais été suivi d’effets (lire p. 22).

Et, pour déceler ces dysfonctionnements, rien de mieux que d’écouter les salariés. L’Anact s’appuie sur un modèle fondé sur trois dimensions : la charge prescrite, théorique, définie par le manager ; la charge réelle, celle qui résulte des moyens que le salarié s’alloue pour atteindre les objectifs fixés ; et la charge subjective, celle qui est vécue. « Nous n’essayons pas tant de définir quel est le bon niveau de charge que de créer un débat pour mieux la réguler », affirme Thierry Rousseau, chargé de mission au département Études, capitalisation, et prospective de l’Anact (lire l’entretien p. 24).

« Sur le papier, l’introduction d’un nouveau logiciel peut paraître une très bonne chose pour gérer des données complexes, a remarqué Pierre-Sébastien Fournier, professeur titulaire et directeur adjoint du département de management à l’université Laval à Québec, au cours d’une étude menée auprès de cadres d’une multinationale. Mais de nombreux ajustements étaient nécessaires pour pouvoir travailler. » Le problème, selon lui, était que l’on ne se posait pas la question de l’optimisation de l’organisation d’un point de vue humain.

DES MANAGERS MOINS DISPONIBLES

De plus, « on a glissé d’une analyse du temps de travail à celle de la charge, qui implique que sa perception ne sera pas la même d’un salarié à un autre. C’est pourquoi il est essentiel de faire parler ceux-ci de leur travail, dans un climat de confiance », estime Jérôme Chemin, DSC CFDT d’Accenture et secrétaire national de la CFDT Cadres. À cet égard, le responsable souligne l’intérêt des espaces de dialogue introduits dans l’ANI sur la qualité de vie au travail. S’ils sont censés mener des entretiens spécifiques avec les cadres au forfait-jours afin de déceler les éventuels problèmes de maîtrise de la charge de travail, et de débordement de la vie professionnelle sur la vie privée, la disponibilité des managers au quotidien peut faire aussi la différence. « Mais ils sont eux-mêmes beaucoup moins disponibles pour leurs équipes », remarque Pierre-Sébastien Fournier. Sans compter que « nous n’avons pas encore apprivoisé les moyens de communication électroniques. Le travail déborde de partout, les salariés sont en mesure de travailler tout le temps, jusqu’à l’épuisement », remarque Jean-Claude Delgènes, directeur général de Technologia.

Chez Bosch France, une panoplie de détecteurs d’alerte permet au DRH d’anticiper ces débordements, au-delà d’un contrôle du respect du temps de repos journalier des cadres au forfait-jours (lire p. 24). Des stages accompagnent aussi certains salariés dans l’organisation de leur travail. « Ces formations pour aider les salariés à mieux gérer leur charge de travail, leurs priorités et à travailler sur leurs marges de manœuvre ont tendance à se développer », souligne David Mahé, président de Stimulus.

MODÈLE DE PESÉE

Pour autant, l’évaluation de la charge de travail demeure compliquée pour certains métiers. « Dans les SSII, des pesées de charge sont demandées sur le travail des chefs de projet et, dans les secteurs industriels, la polyvalence de certains postes rend aussi l’évaluation difficile, tout comme l’existence de temps masqués, remarque Laurent Maunier, consultant chez Secafi. C’est pourquoi, depuis septembre 2014, nous avons construit un partenariat avec le CNRS afin de développer un modèle de pesée de charges pour évaluer la charge mentale d’une population de cadres. » Celui-ci sera ensuite proposé aux clients du cabinet.

V. L.

UN OBSERVATOIRE POUR OUTILLER LES RH

Il y a un an, partant du constat que de multiples risques juridiques pouvaient être associés à l’absence d’un dispositif de mesure fiable de la charge de travail, le groupe Silamir, spécialisé dans l’accompagnement de la transformation métier et digitale des grands groupes, a lancé, conjointement avec le cabinet Lusis Avocats, l’Observatoire opérationnel de la charge de travail, afin de développer des outils concrets de mesure pouvant servir tant aux responsables RH qu’aux responsables opérationnels.

Quatre rencontres plénières se sont tenues depuis le lancement, réunissant au total une vingtaine de grands groupes. « Les échanges entre les RH et les responsables métiers des entreprises participantes ont permis de voir que leurs angles d’approche pouvaient être différents : prévention des RPS, mise en place de systèmes de pointage, projets de transformation, etc. L’objectif était de s’attacher à une méthodologie de mesure de la charge de travail par poste pour assurer un suivi dans le temps et permettre une certaine comparaison entre les entreprises, même si la nature des postes est différente », explique Gwladys Galloy, responsable du business developmentde Silamir.

L’idée sous-jacente était de créer une objectivation et de sortir de l’évaluation quantitative pure ou de l’appréciation individuelle. « Le but est de cerner les différents critères pouvant influencer la charge de travail d’un poste et notamment de bien faire la différence entre la charge de travail prescrite et la réalité du travail », poursuit la consultante.

Les participants ont analysé le travail de la fonction RH en se posant une série de questions sur l’exercice de leur métier : quel périmètre d’activité (recrutement, rémunérations, gestion des contentieux, etc.) ? quels effectifs gérés ? quels budgets ? quels process de travail ? quels moyens mis à disposition pour accomplir les tâches ? « Nous avons ensuite identifié les leviers principaux permettant de mieux réguler la charge, en agissant notamment sur les tâches annexes sans valeur ajoutée et sources de perte de temps. » Les dispositifs d’alerte des collaborateurs, qu’ils soient ponctuels ou réguliers via des enquêtes dédiées, sont aussi apparus comme des outils nécessaires aux entreprises.

Un livre blanc des travaux menés devrait être publié d’ici à l’été.

Pour en savoir plus : <silamir.com>.

Auteur

  • Virginie Leblanc