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L’interview

Valérie Boussard : « L’INJONCTION À LA MOBILITÉ PRODUIT DES INÉGALITÉS »

L’interview | publié le : 24.03.2015 | Violette Queuniet

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Valérie Boussard : « L’INJONCTION À LA MOBILITÉ PRODUIT DES INÉGALITÉS »

Crédit photo Violette Queuniet

Tous les cadres ne sont pas égaux face à la mobilité, en dépit des règles établies par les entreprises. L’injonction à la mobilité fabrique aussi un clivage entre cadres mobiles et non mobiles et conduit à la déstabilisation des organisations.

E & C : Fortement valorisée, la mobilité des cadres s’est aujourd’hui formalisée dans les dispositifs RH. Avec quelles conséquences ?

Valérie Boussard : La mobilité en soi n’est pas une nouveauté. Des règles informelles organisaient les emplois et les carrières avant ces dispositifs. Ce qui change, avec l’instauration de règles formelles, c’est que la mobilité devient une norme, un repère, un idéal qui s’impose à tous et que chacun doit atteindre. Avant, elle était sélective. À partir du moment où elle s’impose à tous, chacun pense qu’il suffit de suivre les règles telles qu’elles sont décrites dans les dispositifs. Or, dans les faits, ces critères n’ont pas à être remplis de façon rigide pour progresser et faire carrière. Il devient donc beaucoup plus difficile de faire la part des choses entre ces règles formelles et les règles officieuses.

Car toutes les mobilités ne se valent pas, certaines étant plus avantageuses que d’autres. Seuls ceux qui savent finement en apprécier la rentabilité sont capables de décoder le système, alors que les autres vont tomber dans le piège de ces mobilités qui paraissent équivalentes.

Vous évoquez trois grands types de positionnement. Quels sont-ils ?

Le premier type de rapport à la mobilité, je l’appelle « la chance construite ». Les cadres expliquent leur carrière comme le résultat de la chance : on leur a proposé un poste au bon moment, au bon endroit. Mais à l’analyse, on s’aperçoit qu’ils ont une très bonne connaissance du système informel de la mobilité, qu’ils ont développé des réseaux dans l’entreprise et que ce qu’ils appellent la chance est le résultat d’une stratégie, puisqu’ils se voient proposer les postes les plus intéressants et les plus rentables. Ce sont aussi les personnes dont le modèle conjugal leur permet de saisir immédiatement les propositions. On rencontre, dans ce profil, surtout des hommes qui sont dans un modèle conjugal de type bourgeois, avec des femmes qui envisagent de ne pas travailler pour être au service de la carrière du mari et de la vie familiale. On rencontre aussi des femmes, mais qui sont plutôt dans une situation de célibat ou avec un conjoint qui n’a plus d’enjeux de carrière – retraité, au chômage…

La deuxième configuration est celle d’un rapport à la mobilité instable et réversible. Cette fois, on trouve des cadres qui adhèrent au discours positif et pensent qu’il faut changer souvent pour réussir leur carrière. Mais ils n’ont pas les clés pour bien choisir leurs mobilités, et celles-ci peuvent s’avérer pesantes et usantes. Ils ont dû aussi compter sur des arrangements conjugaux, mais ce sont des accommodements fragiles et qui ne durent pas dans le temps, car le conjoint a sa propre carrière à mener. Au final, le changement a un coût pour le couple et pour la famille sans être pour autant très rentable professionnellement.

Le troisième modèle est celui des exclus de la mobilité. Ce sont les cadres qui soit n’en connaissent pas les règles, soit les connaissent, mais les refusent au nom d’une conception de leur métier très éloignée de ce qu’ils considèrent comme des constructions politiques. Du point de vue conjugal et familial, ils sont dans un ancrage territorial. Ils sont plutôt issus des classes moyennes ou populaires. Leur impossibilité à entrer dans le jeu de la mobilité se paie du point de vue de l’évolution de carrière.

Le rapport à la mobilité change-t-il le rapport au travail ?

Elle a un vrai impact sur le travail, en créant un clivage entre ceux qui se sont installés dans la mobilité et les autres. Les premiers ont un rapport au travail qui est celui de gestionnaires. Ils organisent le travail d’autrui, mettent en place des méthodes et des dispositifs, introduisent à chaque fois du mouvement, ce qui, d’ailleurs, leur donne la possibilité de passer au poste suivant. Le changement qu’ils mettent en œuvre est la condition de leur propre changement.

De l’autre côté, se trouvent les cadres et les non-cadres qui restent dans les murs et qui abordent leur travail sous le prisme du métier. C’est à eux qu’il revient de faire tourner la machine malgré les évolutions apportées par le groupe des cadres mobiles qui, souvent, déstabilisent l’organisation.

Quel est l’impact de la mobilité sur l’organisation ?

On assiste à un découplage organisationnel avec deux niveaux qui ne se répondent plus : un niveau où se retrouve le groupe des mobiles, qui sont dans une idée de gestion de l’organisation, multiplient les indicateurs, les tableaux de bord, les référentiels, etc., mais sont déconnectés de la réalité du travail ; un niveau constitué des non-mobiles qui, pour faire tourner la machine, bricolent des solutions, trouvent des arrangements, mais de façon masquée pour pouvoir entrer dans le cadre des attentes managériales. Sachant que ceux qui organisent le changement ne suivent jamais vraiment sa mise en œuvre complète, puisqu’ils partent pour un nouveau poste. Et lorsqu’un nouveau « mobile » arrive et constate les conséquences négatives du changement, il met à son tour en place une nouvelle organisation qui déstabilise encore plus l’entreprise. On voit qu’il ne peut y avoir conduite du changement sans mobilité : pour qu’il y ait changement, il faut constater un problème et on le fait quand la personne qui en est responsable n’est plus là ! Cela conduit à une grande déresponsabilisation.

Comment réduire les impacts négatifs de la mobilité ?

Une des clés consisterait à ne pas en faire une norme générale ni une condition de la compétence. On le voit : la mobilité produit des inégalités qui sont le résultat de discriminations indirectes. Pour être promu sur la base de la mobilité, il vaut mieux être un homme et disposer d’un bagage culturel et scolaire important. Ce sont ces inégalités qui se cachent derrière la mobilité présentée comme un symptôme de la liberté. Il faut donc rouvrir la boîte de la mobilité, cesser d’en faire une idéologie et l’interroger vraiment : quel intérêt une entreprise a-t-elle à avoir des gens mobiles ? Est-ce une condition de la compétence ? Demander à certains de l’être, cela a certainement un sens. Le demander à tous, cela me paraît être à la fois un piège pour les employés et une source d’inefficacité pour les organisations.

Valérie Boussard SOCIOLOGUE

Parcours :

→ Valérie Boussard est professeure de sociologie à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense, spécialisée dans la sociologie du travail et des professions.

→ Elle est notamment l’auteure de Sociologie de la gestion. Les faiseurs de performance (Belin, 2012), d’un rapport pour l’Ires intitulé “Injonction de mobilité et différenciation de carrières pour les cadres”, paru en 2012 (consultable sur <ses-info.fr/IMG/pdf/ Mobilite_geographique_et_ ascension_sociale_2_.pdf>).

Ses lectures :

→ La Méthode Schopenhauer, Irvin Yalom, Le Livre de poche, 2014.

Classes préparatoires : la fabrique d’une jeunesse dominante, Muriel Darmon, La Découverte, 2013.

Les Fleurs du Mal, Baudelaire, Garnier-Flammarion, 2012.

Auteur

  • Violette Queuniet