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L’interview

Yves LASFARGUE : « PRÈS DE LA MOITIÉ DES CADRES ONT AU MOINS TROIS LIEUX DE TRAVAIL »

L’interview | publié le : 02.12.2014 | Violette Queuniet

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Yves LASFARGUE : « PRÈS DE LA MOITIÉ DES CADRES ONT AU MOINS TROIS LIEUX DE TRAVAIL »

Crédit photo Violette Queuniet

La charge de travail des cadres s’est accrue du fait de nouvelles méthodes d’organisation, accompagnées par les nouvelles technologies. Mais celles-ci ont aussi favorisé le nomadisme et contribué notamment au développement du travail depuis le domicile. Un dossier majeur pour les DRH qui doivent encadrer d’urgence ce télétravail “au noir”.

E & C : Le temps de travail des cadres passé en dehors de l’entreprise est-il en hausse ?

Yves Lasfargue : Les rares statistiques officielles sur cette question émanant de la Dares indiquent que le travail des cadres le week-end est en légère baisse entre 2005 et 2013. Mais je suis très réservé concernant le temps de travail, car il est de plus en plus difficile à mesurer. Nous sommes bien incapables, pour la plupart d’entre nous, de savoir combien de temps nous travaillons, car, dans une journée, le travail et le non-travail se chevauchent. Par contre, ce qui est vrai, c’est que la charge de travail des cadres augmente. Ça ne se paie pas forcément en temps, mais en stress et en fatigue mentale et physique.

Les nouvelles technologies de l’information (NTIC) sont-elles la principale cause de l’intensification du travail ?

Ce ne sont pas les NTIC seules. Ce sont d’abord les nouvelles méthodes d’organisation mises en place depuis une trentaine d’années, avec ou sans les technologies de l’information. Que ce soit la qualité totale, la gestion en flux tendu, le benchmarking, toutes ces méthodes nécessitent de traiter des quantités d’informations et sont donc très chronophages, notamment pour les cadres. Les NTIC sont des amplificateurs de ces tendances et en rajoutent parce qu’elles permettent de brasser et de multiplier toutes ces informations. Du coup, on ne réfléchit plus à leur volume ! Par ailleurs, certaines techniques sont aussi très productrices de données, en particulier le mail.

À ces intensification et augmentation de la charge de travail est venu se greffer quelque chose de tout à fait nouveau : la mobilité. Le lieu de travail n’est plus seulement l’entreprise, il se diversifie beaucoup. Aujourd’hui, 43 % des cadres ont au moins trois lieux de travail : leur bureau, l’entreprise de leur client ou fournisseur, les lieux liés aux déplacements – train, hôtel, télécentres dans les gares et aéroports… – et le domicile. Pourquoi maintenant ? Parce que les outils de mobilité permettent de travailler n’importe où et n’importe quand. Avec une originalité à laquelle on ne s’attendait pas du tout, c’est que plus de la moitié de ces outils de mobilité ne sont pas ceux de l’entreprise mais des outils achetés par le cadre lui-même. Depuis l’arrivée des micro-ordinateurs portables, mais surtout des smartphones, le même outil sert au travail et au loisir, que le cadre est prêt à acheter lui-même et à utiliser ensuite au service de l’entreprise.

L’augmentation de la charge de travail et le nomadisme rendent encore plus poreuses les frontières entre vie professionnelle et vie privée. Comment est-ce vécu par les cadres ?

Il n’y a pas de phénomène généralisé de rejet. D’abord parce que c’est une nécessité. Ce que j’appelle “l’infobésité”, c’est-à-dire la multiplication du volume d’informations, est extrêmement chronophage. Quand on doit traiter 150 mails par jour, au moment où le temps de travail officiel se réduit, il faut bien que ça déborde ! Il faut bien constater qu’une partie des jours de RTT est consacrée à prendre de l’avance ou à rattraper du retard des jours de non RTT. Ce qui n’était pas le cas quand les congés se limitaient à quatre semaines. Il y a à la fois nécessité et accoutumance à ce débordement, parfois ressenti comme valorisant. On peut vivre en mélangeant les deux, à condition de protéger sa vie de famille.

Est-ce une raison du développement du télétravail ?

C’est l’amélioration des conditions de travail et de vie familiale ainsi que la diminution des temps de transport qu’il procure qui font le succès du télétravail. Les télétravailleurs disent que ces améliorations, source de productivité, viennent du sentiment de liberté et de la diminution considérable des interruptions. En fait, on a mis en valeur le paradoxe suivant : le télétravailleur travaille plus qu’au bureau, mais est plus satisfait. Il est vrai aussi que les conditions de travail des cadres dans les bureaux ont évolué ces dernières années très négativement avec la généralisation des open spaces, souvent insoutenables. Du coup, ils se retrouvent chez eux dans des conditions plus agréables. Le télétravail officieux se développe grâce aux outils de mobilité, mais aussi parce que les gens fuient des conditions de travail dégradées.

Cela dit, et contrairement à ce que certains croient, le télétravail ne sera pas le travail de demain. Il sera le travail d’une partie seulement de la population qui aura envie, à un moment de sa vie, d’œuvrer à domicile.

Quel rôle peuvent jouer les DRH dans le développement du télétravail ?

La première chose que doit faire le DRH, c’est recenser qui télétravaille “au noir” aujourd’hui dans son entreprise. C’est-à-dire tous ceux qui ont l’accord verbal de leur n + 1 pour le faire. Rien de tout cela ne remonte à la DRH, or c’est faire prendre un risque énorme à l’entreprise – risque de travail dissimulé – comme au salarié – accident du travail non reconnu, absence injustifiée –, surtout depuis la loi sur le télétravail de mars 2012. Une fois repérés, il faut négocier un avenant à leur contrat et diffuser auprès des managers qu’il est interdit de permettre le télétravail sans contrat. Dès lors qu’il existe une vingtaine ou une trentaine de télétravailleurs officiels dans l’entreprise, le DRH peut, au bout d’un certain temps, effectuer auprès d’eux et de leurs managers une enquête de satisfaction. Si les résultats sont concluants, il peut alors informer le comité d’entreprise et proposer aux organisations syndicales de négocier un accord sur le télétravail. L’énorme avantage de l’accord est de fixer des règles communes pour diminuer fortement l’arbitraire – pourquoi les uns peuvent télétravailler et pas les autres ? – et d’organiser les modalités du double volontariat de l’entreprise, garantie qu’il ne peut y avoir de télétravail obligatoire.

Yves LASFARGUE CHERCHEUR ET CONSULTANT

Parcours

→ Yves Lasfargue, ingénieur, a débuté sa carrière dans de grandes entreprises avant de devenir consultant et professeur, spécialiste de la gestion des changements et de l’étude de l’évolution des métiers.

→ Inventeur du concept d’ergostressie (mesure de la charge de travail dans la société de l’information), il est aujourd’hui directeur de l’Observatoire des conditions de travail et de l’Ergostressie (Obergo)*.

Lectures

→ Le Chardonneret, Donna Tartt, Feux, Plon, 2013.

→ La Logique de l’honneur, gestion des entreprises et traditions nationales, Philippe d’Iribarne, Points Essais, 1993.

→ Le Comte de Monte-Christo, Alexandre Dumas (1844), Folio classique, 1998.

* Il lance sa 4e enquête sur les impacts du télétravail sur les conditions de vie. Les télétravailleurs peuvent y participer. Questionnaire interactif disponible sur <teletravail.enquete.free.fr/>

Auteur

  • Violette Queuniet