logo Info-Social RH
Se connecter
Newsletter

Enjeux

« Le bon manager crée l’esprit d’exemplarité »

Enjeux | publié le : 10.06.2014 | CHRISTIAN ROBISCHON

Image

« Le bon manager crée l’esprit d’exemplarité »

Crédit photo CHRISTIAN ROBISCHON

La philosophie peut fournir des repères pour l’exercice du management. Ainsi, parmi les figures de la culture classique, le manager pourrait s’assimiler non pas au héros ni au tuteur, mais plutôt au sage de Marc-Aurèle, capable de valoriser les qualités spécifiques à chaque collaborateur et de susciter un esprit d’exemplarité sans s’ériger en exemple.

E & C : Votre ouvrage, réalisé avec la directrice de l’EM Strasbourg, trace des liens entre la philosophie et le management. Que peut apporter cette discipline au management ?

Yann-Hervé Martin : Je voudrais d’abord souligner que l’enrichissement est réciproque : le manager en apprend aussi au philosophe. La philosophie a vocation à s’intéresser à l’Homme dans toute sa complexité, or quel milieu humain est complexe sinon l’entreprise ? On imagine aisément combien les grands concepts du courage, de la prudence, du respect, de la grandeur, de l’orgueil et bien d’autres y trouvent leur traduction concrète tous les jours.

En outre, la prise de recul qu’instaure la philosophie peut s’avérer bénéfique lorsque des attitudes et des représentations jugées inébranlables sont remises en cause. Et il me semble que les certitudes passées du management ont buté sur la dernière crise. C’est en tout cas dans ce contexte que l’École de management de Strasbourg a souhaité m’inviter à donner des cours de philosophie, dont le contenu se restitue sous forme de dialogue dans notre ouvrage commun avec sa directrice, Isabelle Barth. Ce que je dis de la philosophie vaut aussi pour la littérature : un manager peut trouver avantage à se plonger dans un classique. La lecture d’Othello de Shakespeare lui en apprendra bien plus sur la jalousie qu’un long traité sur le sujet !

E & C : Quel exemple d’un concept philosophique à traduction très concrète dans l’entreprise pouvez- vous donner ?

Y.-H. M. : Prenons l’humanisme intégral vu par Jacques Maritain. Il invite à considérer l’être humain dans sa globalité, et l’on peut y transposer aisément le débat sur l’équilibre vie professionnelle-vie privée. Croire qu’un homme ou une femme laisse au vestiaire de l’entreprise ses problèmes personnels, c’est se voiler complètement la face. Il ou elle arrive au travail avec ses vertus, ses faiblesses, ses anxiétés liées par exemple à la maladie de son enfant, sa – mauvaise – humeur générée par une dispute avec son conjoint, etc. Le manager doit éprouver de l’empathie, une qualité qui ne s’apprend pas par la théorie.

À l’inverse, si un chapitre de notre ouvrage commun s’intitule “Du connais-toi toi-même au coaching”, c’est pour mieux souligner que le second, dont personnellement je me méfie, n’a pas grand-chose à voir avec le premier ! Socrate ne concevait pas sa célèbre formule comme la recherche du dépassement de soi ou de l’expression de toutes ses potentialités, mais comme l’invitation à chacun à regarder ses qualités qui en font un homme ou une femme singuliers.

E & C : De quelles “figures” le manager d’aujourd’hui doit-il se rapprocher, avec les qualités qui leur sont respectivement attribuées ?

Y.-H. M. : Voyons d’abord ce qu’il ne doit pas être, de mon point de vue. Chacun conviendra, je pense, que le tyran n’est pas la référence ! Le despote s’en distingue : lui veut le bien de ses subordonnés, mais il cantonne ceux-ci dans ce rôle, persuadé de détenir seul la vérité. En somme, une forme de paternalisme qui a également vécu. Plus subtil, le maître : on serait tenté d’y voir la figure idéale, car il tire sa légitimité de son savoir, il est le modèle qui n’a pas besoin d’en rajouter. Je pense que la dimension absolutiste qu’il revêt pouvait trouver sa place dans une société fortement hiérarchisée, mais ce n’est plus celle d’aujourd’hui.

De même, le tuteur au sens générique, non réduit au tuteur d’apprentissage, présente l’avantage de manifester sa bienveillance envers le tutoré, mais cette relation fait courir le risque de maintenir ce dernier sous tutelle sans l’émanciper, comme le rappelle Kant dans Qu’est-ce que les Lumières ? Le héros ? Très peu pour le manager aussi. C’est la valorisation surréaliste de la réussite, qui n’admet pas l’échec. Nous touchons là une faiblesse structurelle du management contemporain : le déni de l’échec, vu soit comme un vice, soit comme la marque de l’incompétence. Or l’échec est la condition de la réussite, le chemin vers elle, comme le montrent ces sportifs qui répètent leur geste ou leur exercice des milliers de fois avant de battre un record, ou comme le rappelle à nouveau Kant lorsqu’il dit qu’avant de savoir marcher, l’enfant doit être tombé. Un grand progrès sera accompli le jour où l’on pourra sans risque consacrer une ligne de son CV à ses échecs.

Restent deux figures de référence pour le manager. Dans l’ouvrage, j’en évoque une première de façon un peu provocatrice : le… saint. La confusion vient de l’image erronée que la plupart de nos contemporains en ont. Dans la tradition catholique, le saint n’est pas un être parfait, mais quelqu’un qui a ses défauts et ses limites, qui en a conscience, qui sait se montrer suffisamment transparent pour reconnaître ses erreurs et manifester le désir réel de mieux faire, de grandir. Le tout sans chercher à être un modèle.

Plus encore, le “bon” manager contemporain peut s’assimiler au sage de Marc-Aurèle. Ce sage ne cherche pas à ce qu’on prenne exemple sur lui, mais il est un ordonnanceur qui rend chacun capable de prendre exemple sur le meilleur de son entourage : il identifiera et mettra en valeur la rigueur de A, la qualité d’écoute de B, la compétence technique de C, la patience de D, etc. Il suscite un esprit d’exemplarité sans braquer les projecteurs sur lui-même.

E & C : Les DRH vous paraissent-ils plus ouverts à la remise en cause des préceptes traditionnels du management ?

Y.-H. M. : Je ressens effectivement chez eux une prise de conscience plus nette, plus franche, du besoin de prendre du recul. Sans vouloir généraliser, il m’est arrivé d’être éconduit plutôt par des directeurs commerciaux “le nez dans le guidon”, pris dans le tourbillon des chiffres.

E & C : Dans votre ouvrage, vous insistez sur la distinction entre pouvoir et autorité, pour préférer la seconde au premier. Pourquoi ?

Y.-H. M. : Le pouvoir est lié à une fonction, il peut se déléguer, il vient de plus haut. Il est le socle d’une société hiérarchisée et, en ce sens, pour moi, ce concept a largement vécu. L’autorité, elle, ne se délègue pas, elle peut venir de partout. Elle repose sur la compétence reconnue, qui peut être celle du subordonné. Il n’y a d’autorité que reconnue, et c’est tout l’enjeu d’un management moderne. C’est le contraire de l’autoritarisme, qui manifeste le manque d’autorité en la surjouant, sans obtenir l’indispensable reconnaissance qui rend possible l’obéissance, celle-ci étant librement consentie, comme nous l’expose un Rousseau, par exemple. La difficulté, c’est qu’au recrutement d’une personne, on connaît le pouvoir qu’on va lui attribuer, mais on ignore tout de son autorité.

PARCOURS

• Yann-Hervé Martin est professeur agrégé de philosophie. Depuis 2012, il donne un cours de philosophie à l’École de management (EM) Strasbourg, à l’invitation de celle-ci. Il intervient également en entreprise.

• Auteur de romans, de polars et d’essais, il a cosigné cette année un ouvrage en forme de dialogue avec Isabelle Barth, directrice de l’EM Strasbourg : La Manager et le Philosophe (Le Passeur).

LECTURES

• Pensées pour moi-même, Marc-Aurèle, traduction de Mario Meunier, GF-Flammarion, 1999.

• La Crise de la culture, Hannah Arendt, Folio-essais,

• Petit Traité des grandes vertus, André Comte-Sponville, PUF, 1995.

• Conférence sur l’efficacité, François Jullien, PUF, 2005.

Auteur

  • CHRISTIAN ROBISCHON