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« Les méthodes de calcul des salaires ne sont ni équitables ni objectives »

Enjeux | publié le : 11.03.2014 | PAULINE RABILLOUX

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« Les méthodes de calcul des salaires ne sont ni équitables ni objectives »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Les différences de salaires entre hommes et femmes sont bien connues. Mais d’autres inégalités entre salariés ont un impact tout aussi important, sans qu’elles soient prises en compte. Réviser les politiques salariales inégalitaires qui y sont liées reste un sujet difficile et peu abordé.

E & C : Selon vous, l’inégalité salariale connaît bien d’autres déterminants que celui de la différence des sexes. Quels sont-ils ?

Jean-François Amadieu : Chaque entreprise possède des données sur la répartition des emplois et des salaires entre les sexes et, la société s’étant emparé du problème, ces inégalités sont aujourd’hui les plus visibles. Les déterminants ethniques commencent également à faire l’objet de recensement. Ce ne sont pas pourtant, loin s’en faut, les seules inégalités de carrière et de rémunération entre salariés, bien que les autres aspects soient beaucoup moins connus. L’origine sociale et les réseaux restent complètement ignorés comme causes de discriminations dans l’emploi et en matière de salaire, alors même qu’ils ont une influence au moins aussi importante que le sexe ou la communauté d’origine.

Concernant les enfants scolarisés, on utilise cette variable pour connaître les différences de parcours scolaires selon les classes sociales en renseignant la profession des parents. Dans la vie professionnelle, tout se passe comme si les salariés n’avaient plus de parents. Le Défenseur des droits n’interroge jamais les entreprises à ce sujet. Or, non seulement les dirigeants d’entreprise ne sont pas issus de milieux modestes, et les enfants de cadres ou de professions intermédiaires obtiennent beaucoup plus souvent des diplômes de l’enseignement supérieur que ceux d’ouvriers, mais encore, à diplôme égal, le “rendement” des salariés – c’est-à-dire la position et la rétribution au sein de l’entreprise – diffère selon l’origine sociale.

La profession du père notamment est déterminante.

De même, les différences de traitement selon l’apparence physique font partie des tabous. Chacun sait que le physique compte, mais sans pouvoir dire dans quelle mesure, faute de renseignements a minima sur la taille et le poids des salariés. Pourtant, en moyenne, les cadres mesurent plusieurs centimètres de plus que les ouvriers et, à diplôme égal, les hommes petits et fluets perçoivent de moindres revenus, et leur carrière progresse moins. Les femmes à forte corpulence, pour leur part, sont littéralement ostracisées. Elles sont souvent au chômage, occupent des emplois précaires ou touchent de plus bas salaires que les autres quand les plus jolies tendent à progresser plus vite et à être mieux rémunérées.

E & C : L’inéquité est aussi, selon vous, à rechercher dans les méthodes d’évaluation du travail. Pourquoi ?

J.-F. A. : Ce ne sont pas l’effort, ni le travail, ni même les compétences de la personne qui sont évalués, mais le poste lui-même : responsabilités, contacts avec la clientèle, budgets gérés, etc. Même la pénibilité n’est pas rétribuée de manière analogue selon les critères avec lesquels on l’analyse. C’est ainsi que l’effort physique des hommes “paye” davantage que l’attention des femmes, supposée faire partie de leur nature. D’autres pénibilités ne sont pas reconnues, et même, les salariés concernés gagnent moins que les autres car leurs emplois sont dévalorisés, comme dans les secteurs de l’hôtellerie ou du BTP. Les méthodes qui régissent les hiérarchies des salaires dans le privé prétendent justifier objectivement pourquoi quelqu’un doit gagner plus qu’un autre et quelle doit être la différence entre leurs salaires. Or ces méthodes ne sont ni équitables ni objectives. La méthode Hay, par exemple, la plus diffusée dans le monde, utilise trois critères pour évaluer la valeur d’un poste et le salaire qui en dépend : les compétences, l’initiative créatrice et la finalité. Les compétences prises en compte ne sont cependant pas celles de la personne mais celles requises pour l’emploi ; l’initiative n’a tout simplement pas de sens dans nombre d’emplois subalternes, et la finalité mesure non la contribution du salarié à la tâche mais ce que rapporte le poste à l’entreprise.

E & C : Comment peut-on expliquer la tolérance à cette situation au regard des principes d’égalité dont se réclame la société ?

J.-F. A. : Plusieurs raisons peuvent être évoquées. Même si, évidemment, des informations finissent par filtrer, la question des salaires en France reste souvent un secret bien gardé : on sait à peu près ce que gagnent les collègues mais on n’est pas censé le savoir. Et chacun pense pouvoir tirer son épingle du jeu en profitant pour son propre compte de la part d’arbitraire. La France est d’ailleurs un pays à fortes distances hiérarchiques. Et le principe “à travail égal, salaire égal” n’est inscrit dans la loi que depuis 1972. Des relais médiatiques puissants sont nécessaires pour que les questions d’inégalité salariale affleurent vraiment, comme on le voit aujourd’hui avec les écarts de salaires hommes-femmes. Du côté des entreprises, aucune impulsion ne vient œuvrer dans le sens de l’égalité : cela coûterait trop cher.

E & C : Que peut faire le DRH face à ces inégalités ?

J.-F. A. : Cela fait maintenant des dizaines d’années que, dans les écoles de commerce, on assène aux managers l’idée que ce n’est pas tant le salaire qui compte que l’intérêt et le sens du travail. Pyramide de Maslow à l’appui, on leur a seriné que, dès lors que les besoins physiologiques sont satisfaits, ce sont les valeurs de sécurité, d’appartenance, d’estime et d’accomplissement qui importent. Les DRH ont pris l’habitude de ne considérer le salaire que comme un élément de motivation parmi d’autres. Côté salarié, les rémunérations restent bien sûr une préoccupation importante, mais la bataille pour la sauvegarde de son emploi et pour une meilleure prise en compte des risques psychosociaux vient en relativiser le caractère prioritaire. Il appartiendrait certainement aux DRH de mettre en œuvre des méthodes moins inégalitaires. L’expérience montre pourtant que les salariés ne leur font guère confiance pour ce faire, et que les DRH eux-mêmes, effectivement, semblent avoir d’autres priorités que de réfléchir à la violence sociale induite par la montée des inégalités.

Outre qu’ils n’ont pas toujours voix au chapitre, l’internationalisation, les restructurations, la gestion des talents, par exemple, viennent largement en tête de leurs préoccupations. L’altruisme est enfin une valeur qui semble avoir la cote : que leurs salariés travaillent pour “aider” leur entreprise à gagner la bataille sur des marchés concurrentiels ne dérange évidemment pas les dirigeants des grandes firmes, qui savent, quant à eux, mettre leurs intérêts à l’abri de questions d’aussi mauvais goût que les classifications et les “mesquines” controverses sur les salaires. Ces salariés ne devraient-ils pas déjà se satisfaire d’avoir un emploi ? De toute façon, l’a priori largement partagé par les directions d’entreprise est que le travail coûte trop cher.

PARCOURS

• Jean-François Amadieu est professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur du Centre d’études et de recherches sur la gestion des organisations et des relations sociales (Cergors) et de l’Observatoire des discriminations.

• Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont Le poids des apparences : beauté, amour et gloire (Odile Jacob, 2005) et DRH : le livre noir (Seuil, 2013).

LECTURES

• Fractures françaises, Christophe Guilluy, FB Éditeur, 2010.

• La diversité contre l’égalité, Walter Benn Michaels, Raisons d’agir, 2009.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX