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« Un salarié reconnu dans son identité culturelle et religieuse est plus motivé »

Enjeux | publié le : 19.11.2013 | PAULINE RABILLOUX

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« Un salarié reconnu dans son identité culturelle et religieuse est plus motivé »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Le manque de connaissances des employeurs sur la religion musulmane les conduit à craindre les demandes de pratiques religieuses en entreprise. Or elles ne sont pas toutes à placer au même niveau, certaines pouvant être compatibles avec le bon fonctionnement de l’organisation.

E & C : L’islam représente selon vous une nouvelle réalité pour l’entreprise. Comment se manifeste-t-elle ?

Fatima Achouri : Les managers sont désarçonnés par la montée des revendications émanant des salariés musulmans – prière, ramadan, port du voile, viande halal… – dans un contexte où la religion musulmane apparaît de plus en plus au travers des médias comme une menace politique aux portes de notre monde occidental, voire tapie en son sein. Des événements récents ont défrayé la chronique : le licenciement puis la réintégration d’animateurs d’un centre de loisirs pour cause de jeûne durant l’été 2012, le projet de loi sur le voile pour les nounous dans le privé, ou encorele licenciement d’une salariée voilée de la crèche Baby-Loup de Chanteloup-les-Vignes… Le traitement de ces événements sur un même mode dramatique tend à créer un amalgame et donne aux managers l’impression qu’ils prennent un risque face aux revendications des salariés musulmans, comme s’ils allaient ouvrir au sein de l’entreprise la brèche d’une contestation de ses modes de fonctionnement.

E & C : Selon vous, le cadre laïc ne peut être maintenu dans l’entreprise. Pourquoi ?

F. A. : La laïcité est bien une obligation dans la sphère publique avec la loi de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État, mais elle ne s’impose nullementaux entreprises privées. Rien ne dit en effet que les signes d’appartenance et les pratiques religieuses sont interdits en leur sein. Le salarié a le droit d’exprimer librement ses convictions à travers ses conversations privées ou en respectant des prescriptions religieuses – prière, prescriptions vestimentaires ou alimentaires, signes religieux – pour autant que celles-ci ne nuisent ni au fonctionnement ni à l’image de l’entreprise. L’employeur ne saurait donc interdire ces pratiques dans le règlement intérieur (article L. 1321-3). Celui-ci ne peut en effet contenir « des dispositions contraires aux lois et règlements ainsi qu’aux stipulations apportant au droit des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Non seulement il n’en a pas le droit, mais il n’a probablement aucun intérêt à le faire, puisque cela reviendrait à perturber le climat social au sein de l’entreprise.

E & C : Assiste-t-on à une recrudescence des revendications identitaires de la part des salariés musulmans ?

F. A. : Les statistiques officielles concernant les appartenances religieuses sont interdites en France. Des études émanant d’instituts de sondage permettent cependant de cerner la situation française. Concernant l’islam, ce qui est particulièrement frappant, ce n’est pas tant une augmentation du nombre de musulmans (environ 10 % de la population), mais le fait que la pratique de la religion musulmane progresse chez les plus jeunes. D’après deux études de l’Ifop de 2010 et 2011, 16 % des catholiques de moins de 34 ans sont pratiquants, quand 48 % des musulmans de la même tranche d’âge le sont. Par ailleurs, entre les jeunes issus de l’immigration et leurs parents, une différence importante semble exister. Alors que les immigrés arrivés en France dans les années 1960-1970 revendiquaient peu leur appartenance religieuse, leurs enfants sont plus pratiquants qu’eux. Français pour la plupart, ils considèrent comme légitime de rendre compatibles citoyenneté et religion. Ils souhaitent faire partie de la société française sans renier leur identité cultuelle et culturelle. 28 % des DRH se préoccupent déjà aujourd’hui de ces formes de revendications liées à cette demande de reconnaissance [chiffres de l’Institut Randstad et de l’Observatoire du fait religieux, mai 2013], mais ce taux pourrait fortement augmenter dans les années à venir.

E & C : Qu’est-ce qui est alors revendiqué ?

F. A. : Cette demande de reconnaissance peut être multiforme. En règle générale, les musulmans souhaitent avant tout, à l’instar de leurs collègues, pouvoir exercer leur travail au mieux des intérêts de l’entreprise, tout en ayant la possibilité d’y faire carrière. La demande de reconnaissance identitaire des musulmans sécularisés – majoritaires en France – est minimale : ils pratiquent principalement le ramadan, un des piliers de l’islam, fortement communautaire, et célèbrent l’Aïd. Le pratiquant ethnique, chez qui l’islam est influencé par son appartenance nationale ou ethnique, quant à lui, n’observe pas rigoureusement les prières quotidiennes, mais respecte les pratiques alimentaires. S’il n’attend pas de l’entreprise qu’elle s’adapte à lui, il souhaite néanmoins être reconnu en tant que sujet spirituel et pas seulement fonctionnel, à travers des agencements organisationnels – la pause pour rompre le jeûne par exemple – et ceci dans un souci de bien-être commun. Pour le pratiquant engagé, la pratique relative à la prière est importante, d’où la demande d’un temps de pause pour pouvoir l’effectuer. Seul le pratiquant piétiste, prosélyte et missionnaire qui ne reconnaît qu’une seule autorité, celle de Dieu, peut parfois générer des situations conflictuelles comme par exemple le refus – lorsqu’il s’agit d’un homme – d’être managé par une femme, le fait de chercher à imposer le voile à des collègues femmes, une pression sur la direction pour imposer le halal à la cantine, etc.

E & C : Comment réagir par rapport à ces différentes demandes ?

F. A. : Faute de repères juridiques et d’une connaissance culturelle suffisante de l’islam, la tentation est forte d’interdire toute manifestation ou signe d’appartenance religieuse dans l’entreprise en modifiant le règlement intérieur ou en rédigeant des notes de service les excluant a priori. C’est à la fois illégal et maladroit. De plus, quand un problème surgit, l’expérience montre que ces entreprises ne savent pas comment réagir. Bien souvent, elles enveniment la situation en voulant s’en tenir au strict point de vue de la laïcité. Pour éviter une augmentation des comportements radicaux, aujourd’hui très minoritaires dans la société comme dans l’entreprise, on ne peut que conseiller aux managers de s’adapter aux demandes compatibles avec le bon fonctionnement de leur organisation. Un salarié mieux reconnu est à l’évidence plus motivé qu’un salarié contraint de refouler son identité culturelle et religieuse. Dans tous les cas, il appartient à l’entreprise d’être prioritairement informée des exigences législatives, afin de ne pas imposer aux salariés des obligations que la loi non seulement n’exige pas mais encore proscrit. Par ailleurs, s’informer sur les pratiques cultuelles et culturelles des salariés dont ils ont la charge semble un réquisit minimal pour le dialogue managérial, afin de négocier des solutions dans l’intérêt commun.

PARCOURS

• Fatima Achouri est spécialiste du multiculturel et du fait religieux. Diplômée en ressources humaines et en civilisation musulmane, elle a occupé des fonctions managériales au sein de grands groupes nationaux et internationaux en France et à l’étranger.

• Elle est l’auteure de l’ouvrage Le Salarié musulman en France : réalités et perspectives (éditions Michalon, 2013).

LECTURES

• Histoire de l’islam et des musulmans en France, ouvrage collectif, Livre de Poche, 2010.

• Le Creuset français. Histoire de l’immigration (19e-20e siècle), Gérard Noiriel, Seuil, 2006.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX