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« Les politiques RH du public et du privé ont tendance à se rapprocher »

Enjeux | publié le : 15.10.2013 | ÉRIC DELON

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« Les politiques RH du public et du privé ont tendance à se rapprocher »

Crédit photo ÉRIC DELON

Malgré un cadre législatif et réglementaire contraignant, le secteur public est loin de laisser au privé le privilège de mener des politiques de ressources humaines élaborées et inventives. Bon nombre d’administrations ont déjà adopté les outils RH du privé.

E & C : Comment définiriez-vous la gestion des RH du secteur public ?

Emmanuel Abord de Chatillon : Définir précisément la GRH publique n’est pas chose aisée. La sphère publique est restée infiniment plus longtemps que son homologue privée dans une logique administrative de la fonction ressources humaines. La dénomination “service du personnel” se trouve encore fréquemment dans le secteur public, alors qu’elle a complètement disparu du privé. Fondamentalement, la GRH publique souffre d’un déficit de confiance quant à l’efficacité de ses modes de gestion. Ce complexe d’infériorité trouve son origine dans l’image dégradée du secteur public auprès de la population. Quoi qu’il en soit, la GRH publique se caractérise par une dimension à la fois collective, globale, statutaire et fortement réglementée des modes de gestion publics. Contrairement à ce que pense une certaine doxa, la plupart des organisations publiques ont adopté bon nombre d’outils RH ces dernières années, à l’instar des entreprises du secteur privé : GPEC, gestion de la masse salariale, évaluation, individualisation des rémunérations… Les politiques de GRH des deux sphères ont tendance à se rapprocher, à tel point que la question de la spécificité d’une GRH publique se pose désormais. Les travaux que nous avons menés avec ma collègue Céline Desmarais ont démontré qu’il existait presque autant de différences à l’intérieur même des deux univers qu’entre eux – par exemple PME versus grands groupes ; gestion d’une préfecture versus gestion municipale. Il est temps de sortir de la caricature d’une fonction publique qui serait ad vitam aeternam bureaucratique et rigide, alors que le secteur privé serait paré de toutes les vertus : souplesse, efficience…

E & C : Quelles différences peut-on établir au sein des trois fonctions publiques en termes de RH ?

E. A. de C. : Nous disposons d’assez peu de données sur la GRH dans la fonction publique hospitalière. En revanche, la fonction publique territoriale (FPT) est globalement assez innovante comparativement à la fonction publique d’État. Bien qu’également soumises au statut, les collectivités territoriales possèdent davantage de marges de manœuvre dans les recrutements, les modes de gestion et de rémunération, ce qui a laissé place à un grand nombre d’initiatives de gestion intéressantes.

E & C : Les réformes mises en œuvre depuis plusieurs années, comme la loi organique relative aux lois de finances (Lolf), la révision générale des politiques publiques (RGPP) ou les réformes de l’évaluation des fonctionnaires et des régimes indemnitaires ont-elles porté leurs fruits ?

E. A. de C. : Le courant mondial de réforme du management public a été théorisé à travers le concept du “nouveau management public”. Si ce dernier recouvre des réformes de natures assez variées, il présente un certain nombre de points communs : développement de la contractualisation – fin de l’exception du fonctionnariat dans un certain nombre de pays, comme en Suisse et en Italie par exemple – et individualisation de la relation salariale. En France, si ces réformes ont été plus tardives et de moins grande ampleur que dans de nombreux pays, elles se sont imposées progressivement dans les trois fonctions publiques : généralisation des primes au mérite, accent sur l’évaluation des fonctionnaires – rupture avec les systèmes de notation fondés sur l’ancienneté – et sur leur “contribution” effective, “responsabilisation”…

Les études menées sur le terrain démontrent que ces outils peinent à modifier réellement les comportements des intéressés. Ils se révèlent même, dans bien des cas, contre-productifs. Un grand nombre de travaux soulignent, par exemple, le faible impact des rémunérations au mérite sur la motivation des salariés dans le secteur public, voire un risque de démobilisation. Ces évolutions se heurtent en effet aux pratiques et valeurs portées par les acteurs de la sphère publique – leur sens de l’intérêt général notamment –, et ce dans un contexte d’augmentation des emplois non statutaires – 30 % dans la fonction publique territoriale – et d’une pression accrue pour réduire les emplois publics.

E & C : Qu’en est-il, justement, de la motivation des salariés du secteur public ? Est-elle réelle, mesurable, spécifique ?

E. A. de C.: L’attachement au service public et le désir d’être utile à la société sont des caractéristiques récurrentes – et très fortement exprimées – chez les agents publics, quelles que soient leurs catégories, comme le démontrent de multiples études réalisées sur ce sujet depuis les années 1980, notamment aux États-Unis. Cependant, les ressorts de cette motivation sont différents. Si les agents de base se focalisent sur le service rendu à la population et sur sa qualité, l’encadrement semble davantage porté vers les principes généraux du service public. Les démarches de GRH publiques ne doivent pas exclusivement se rattacher à une vision de salariés au travail cherchant à maximiser leur intérêt personnel, mais elles doivent s’appuyer également sur leur désir de se rendre utiles, ce qui peut remettre en cause certaines orientations actuelles de la GRH publique.

E & C : Les questions de bien-être au travail dans le secteur privé trouvent-elles un écho dans le public ?

E. A. de C. : Les souffrances au travail ne sont nullement réductibles au secteur privé. Si travailler dans le secteur public est considéré par certains comme un privilège, notamment en période de tensions sur le marché du travail, il est notoire que les souffrances au travail y sont tout autant présentes que dans le privé, sinon davantage. Les contraintes organisationnelles, financières et institutionnelles que subissent les organisations publiques pèsent sur leurs agents. Les pratiques de management et la course à l’échalote derrière des processus d’amélioration de la performance ont conduit à fragmenter les collectifs de travail. Dans le même mouvement, la pression à l’activité, dans une logique de plus en plus court-termiste, a détruit une bonne partie des espaces de discussion sur le travail. Ces différents éléments affectent durablement le fonctionnement des organisations publiques. La régulation ne s’opère plus dans les mêmes conditions ; l’ennui, l’“incommunication” et la peur s’installent, avec leurs cortèges de dysfonctionnements. L’accord national sur le sujet de la qualité de vie au travail de juin 2013 est une bonne occasion pour les organisations publiques de travailler cette question d’une manière féconde.

PARCOURS

• Emmanuel Abord de Chatillon est professeur à l’IAE de Grenoble (Cerag, université Pierre-Mendès-France). Il est responsable du master ressources humaines, et il dirige la chaire Management et santé au travail.

• Il est coauteur, avec Olivier Bachelard, de Risques psychosociaux, santé et sécurité au travail : une perspective managériale (Vuibert, 2012) et de Management de la santé et de la sécurité au travail. Un champ de recherche à défricher (L’Harmattan, 2005).

LECTURES

• Épuisement professionnel, Philippe Zawieja, Franck Guarnieri, Armand Colin, 2013.

• Managers en quête d’auteur, Maurice Thévenet, Manitoba, 2012.

• Diriger et encadrer autrement, Frederik Mispelblom Beyer, Catherine Glée, Armand Colin, 2012.

Auteur

  • ÉRIC DELON