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« Face à l’insécurité gestionnaire, les salariés se “débrouillent” »

Enjeux | publié le : 02.07.2013 | PAULINE RABILLOUX

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« Face à l’insécurité gestionnaire, les salariés se “débrouillent” »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Confrontés à la dégradation de leurs conditions de travail du fait de changements organisationnels permanents, les salariés, pour ne pas craquer, développent des formes de résistance fondées sur la solidarité. Une réaction que les directions ne devraient pas ignorer, car elles participent au bon fonctionnement de l’organisation.

E & C : Vous parlez d’insécurité gestionnaire pour qualifier la situation actuelle dans l’entreprise. Que faut-il entendre par là ?

Marc Uhalde : On note partout une croissance de l’insatisfaction au travail accompagnée de plaintes multiples sur les conditions de travail. Cette difficulté qualitative à vivre son travail semble liée à une montée de l’insécurité gestionnaire. Les organisations sont devenues structurellement instables du fait de changements permanents remettant en question les collectifs et les méthodes de travail. Dans cet univers mouvant, les salariés ont du mal non pas tant à évoluer qu’à garder le cap de leur identité professionnelle alors que les périmètres métiers évoluent sans arrêt.

Par ailleurs, la natalité forte et la biactivité des conjoints du couple dans notre pays obligent souvent les salariés à jongler entre le travail et le hors-travail, multipliant ainsi les situations de stress et d’insatisfaction.

E & C : Comment les salariés composent-ils avec les incertitudes de leur vie professionnelle ?

M. U. : On a beaucoup parlé ces dernières années des problèmes liés au stress et des risques psychosociaux, mais ce qui frappe le sociologue, c’est d’abord le fait que, malgré une détérioration quasi générale des conditions d’emploi, les salariés, dans leur immense majorité, non seulement tiennent le coup personnellement, mais encore continuent de s’engager dans leur travail. Ils ne renoncent pas, et la valeur travail reste prioritaire pour les Français. Ils se “débrouillent” pour composer avec des réorganisations qui alourdissent leurs tâches – la montée en puissance des reportings, par exemple – et qui, parfois, peuvent paraître incohérentes par rapport aux exigences d’un travail bien fait. Le système D est le grand pourvoyeur de solutions bricolées au niveau des individus ou des services pour ménager des compromis personnels et professionnels acceptables. Si l’on prend un peu de distance, on se rend vite compte que toutes ces solutions présentent des régularités microsociologiques. Les individus s’appuient sur des microcollectifs informels, dont la double fonction est de rendre le travail faisable malgré tout, de préférence le mieux possible. Ces solidarités opérationnelles qui réinterprètent les règles formelles prescrites dans le sens de la fluidité du travail concret permettent également aux individus de maintenir leur motivation en préservant le sens que le travail a pour eux dans sa dimension sociale et humaine. Un peu comme si, dans un monde où l’organisation est devenue une machine autonome, les personnes parvenaient à maintenir leur motivation, à se lever le matin pour aller au boulot, en se serrant les coudes et en entretenant une confiance entre eux.

E & C : Concrètement, comment les salariés mettent-ils en œuvre ces collectifs qui leur permettent de tenir ?

M. U. : Quatre formes d’actions sont à distinguer. La première est une dynamique de préservation d’une vie collective destinée à assurer la satisfaction et l’intégration professionnelle des membres de la communauté de travail. Cette dynamique a une base plus large que les trois autres, puisqu’elle se situe au niveau des établissements, voire de l’entreprise dans son ensemble. Elle procède d’une recherche d’articulation permanente entre les actions orientées vers le marché, qui décident de l’organisation du travail, et celles visant à consolider le modèle social interne de l’organisation. L’enjeu est de continuer, au-delà des bouleversements gestionnaires, à faire vivre un modèle social d’entreprise consensuel.

La deuxième forme d’action répond à une dynamique de compensation : les individus au sein d’un métier ou d’un service cherchent à adapter les règles et contraintes formelles de l’organisation à leur activité via une posture de conciliation avec l’ordre hiérarchique, quitte à produire de nouvelles règles pour trouver les meilleures solutions de maîtrise des aléas liés à l’activité. Les régulations autonomes ainsi définies structurent le groupe et renforcent ses liens internes.

La troisième forme correspond à une dynamique de résistance. Ce peut être une résistance collective conflictuelle – grèves, blocage de la production… –, mais c’est de plus en plus souvent une résistance feutrée et diffuse, affectant le fonctionnement ordinaire de l’organisation. Cette forme d’action sans coup d’éclat revient au quotidien à faire prévaloir le métier, les valeurs et le sens que les salariés donnent à leur travail sur les injonctions gestionnaires. Au fond, on relativise les impératifs gestionnaires au nom d’un intérêt supérieur : le service du public, les règles de l’art, etc. Cette forme de résistance est d’emblée ambivalente, puisqu’elle hésite sans cesse entre la mise en avant du professionnalisme individuel et la dimension collective de la reconnaissance de celui-ci.

La dernière forme d’action, enfin, plus typique de la régulation publique, est une dynamique d’invention de nouvelles règles par réappropriation de dispositifs procéduraux jugés peu ou insuffisamment efficients. Ces actions collectives trouvent leur plus-value dans la mise en synergie d’acteurs locaux autour de nouvelles solutions pour résoudre des problèmes non pris en charge par les dispositifs existants.

E & C : Quel enseignement les entreprises peuvent-elles tirer de cette capacité à résister ?

M. U. : Toutes ces actions mises en œuvre par les salariés ont pour trait commun d’être relativement fragiles, puisqu’elles dépendent des politiques de gestion des organisations et des situations de travail, elles-mêmes instables. Améliorer le fonctionnement d’une organisation revient donc d’abord à connaître, puis à consolider ces formes d’action, plutôt qu’à chercher à les limiter a priori. Dans une vision plus large de développement, et pour éviter que ne se creuse encore le fossé entre travail prescrit et travail réel, il semble indispensable que les directions ne conçoivent pas les politiques de gestion dans l’abstrait, indépendamment du vécu et des pratiques de travail des salariés. Le risque, sinon, est d’affaiblir la bonne volonté qui anime encore la plupart des salariés, avec les conséquences négatives que l’on peut imaginer sur les résultats des entreprises.

PARCOURS

• Marc Uhalde, docteur en sociologie, est codirecteur de l’“executive master sociologie de l’entreprise et stratégie de changement” à Sciences Po Paris, direction de la formation continue. Il est également chargé de cours au Cnam et à l’université Paris-Dauphine.

• Ses recherches portent sur les processus de changement dans les organisations, les trajectoires socio-économiques des entreprises innovantes, l’évolution des métiers.

• Il est l’auteur de nombreux articles sur ces questions et le coordonnateur d’un livre intitulé Les Salariés de l’incertitude (Octarès, mai 2013).

LECTURES

• La Montée des incertitudes, Robert Castel, Seuil, 2009.

• Le Salarié de la précarité, Serge Paugam, PUF, 2000.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX