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« L’intensification du travail atteint ses limites »

Enjeux | publié le : 25.06.2013 | ROZENN LE SAINT

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« L’intensification du travail atteint ses limites »

Crédit photo ROZENN LE SAINT

La réduction du temps de travail s’est accompagnée d’une hausse de la productivité, mais aussi de l’apparition de thématiques comme le stress ou le harcèlement professionnel. Dans l’évaluation des salariés, les managers continuent de prendre en compte le rapport au temps. Celui-ci est transformé par l’usage des TIC, qui accentuent les différences entre les cadres et les autres.

E & C : Par quel mécanisme la réduction du temps de travail (RTT) mène-t-elle à son intensification ?

Jérôme Pélisse : Dès les années 1950, des ergonomes ont montré que la RTT impliquait très souvent une certaine intensification du travail. Cette dimension a été intégrée dès la conception de la réforme des 35 heures. Ainsi, pour accéder aux déductions de cotisations sociales prévues entre 1998 et 2000, les entreprises devaient réduire la durée du travail de 10 % à mode de calcul constant, donc sans jeu sur le temps de travail effectif, mais n’embaucher ou sauvegarder des emplois qu’à hauteur de 6 % des effectifs. Mécaniquement, il était attendu des gains de productivité qui se traduisent souvent par une intensification du travail. Pour les cadres, notamment, il a souvent été prévu des jours RTT sans que ne soit pensée ni prévue une réduction de la charge de travail. La RTT a souvent impliqué une compression des temps de coordination, des temps morts ou non directement productifs aux yeux des employeurs, qui sont pourtant indispensables pour que le travail se réalise dans de bonnes conditions. L’une des pathologies professionnelles en France est celle qui résulte de la sensation de ne pas avoir le temps de bien faire son travail, de devoir sacrifier des tâches, d’être toujours pressé.

E & C : A-t-on atteint la limite de l’intensification du travail ?

J. P. : Le passage des normes fordiennes à des règles plus flexibles peut être mal vécu. Entre 1985 et 2000, on a observé une très forte intensification du travail, attestée par les enquêtes “Conditions de travail” de la Dares : la proportion de salariés exprimant le fait d’être soumis à des délais urgents – que ce soit ceux imposés par une machine ou par des clients – ou d’être obligés d’interrompre une tâche pour une autre a fortement augmenté jusqu’au début des années 2000. Depuis, les enquêtes signalent que l’intensité du travail reste à un niveau très élevé, mais n’augmente plus. La montée du stress, des risques psychosociaux ou du harcèlement au travail pendant la dernière décennie montre que l’on a atteint un seuil.

E & C : Comment le temps de travail est-il intégré dans l’évaluation des salariés ?

J. P. : Depuis les années 1990, les managers évaluent davantage leurs collaborateurs en fonction des objectifs, des résultats, peu importe le temps que cela a pris. Cela mène à des dérives permises par le développement des forfaits-jours pour les cadres. À part les normes européennes, qui imposent une période minimale de repos quotidien de 11 heures consécutives toutes les 24 heures et de 24 heures sans interruption par semaine, la référence horaire a disparu pour de nombreux salariés. Le temps de repos devient de plus en plus la référence plutôt que le temps de travail… Les salariés sont confrontés à des obligations de résultats, sans qu’il y ait forcément des obligations de moyens de la part de l’employeur.

E & C : Dans quelle mesure le temps reste-t-il une notion pertinente pour les managers ?

J. P. : Le respect des délais, par exemple, est devenu une variable clé pour évaluer la performance de nombreux salariés. Les entreprises sont loin de se désintéresser du temps, puisqu’elles sont elles-mêmes contraintes par les délais imposés par les clients, par la nécessité d’anticiper ou de faire face aux incertitudes et aux variations des marchés plus fortes qu’auparavant. Pour parvenir à livrer un projet dans les délais impartis, comme dans l’automobile, un contrôle strict du temps passé sur chaque étape des projets est opéré : les rétroplannings imposent des délais serrés, sans que la question de la charge du travail et du burn-out des salariés – causes de plusieurs suicides au Technocentre de Renault en 2006-2007, par exemple – ne soit toujours prise en compte ou posée comme une dimension à traiter.

E & C : Comment les entreprises parviennent-elles à contourner les règles pour augmenter le temps de travail au global depuis le passage aux 35 heures ?

J. P. : Depuis le gel puis la remise en cause des 35 heures, dès octobre 2002, les entreprises n’ont pas besoin de contourner les règles : elles peuvent se saisir de dispositifs de plus en plus souvent dérogatoires, même s’ils sont soumis à la nécessité d’être négociés. Mais il existe très souvent au moins une organisation syndicale qui a intérêt à signer un accord et, avec la loi de 2008, la négociation peut même, en matière de temps de travail, se dérouler de gré à gré, à un niveau individuel, dans un certain nombre de domaines. Cependant, peu d’accords sont signés : lancer des négociations risque d’ouvrir une boîte de Pandore. Et l’augmentation de la durée du travail se déroule souvent autrement, par des jours RTT systématiquement non pris, par exemple. Enfin, depuis 2008, la question n’est pas forcément celle d’une augmentation de la durée du travail, mais plutôt celle d’une adaptation à une diminution, parfois drastique, des commandes ou de l’activité. Il est ainsi vraisemblable que les différences s’accroissent encore à nouveau entre les ouvriers – le plus souvent –, qui connaissent le chômage partiel, et les cadres, qui surtravaillent en raison d’effectifs calculés au plus juste, d’une définition de leur travail qui fait fi des limitations horaires et d’une exigence d’intensité élevée.

E & C : Comment les salariés vivent-ils le changement de rapport au temps provoqué par l’usage des TIC ?

J. P. : L’étude du Centre d’étude de l’emploi (CEE), publiée en juillet, sur les relations entre conditions de travail et TIC montre que la situation est très contrastée, entre deux catégories de salariés principalement. L’étude met en lumière que s’opposent les salariés de confiance, souvent des cadres ou des professions intermédiaires utilisant des technologies connectées, aux salariés utilisant des technologies peu ou pas connectées ou des logiciels transversaux – modélisation de processus, outils de traçabilité. Les premiers associent à cet usage des TIC un vécu marqué par l’intensité du travail et le débordement dans la sphère privée, mais aussi par de l’autonomie et un certain bonheur professionnel. À l’inverse, les seconds ont non seulement un travail intense en termes de cadences ou de demandes internes, mais aussi peu de marges de manœuvre pour y répondre dans le cadre d’une activité contrôlée et sous surveillance.

PARCOURS

• • Jérôme Pélisse est maître de conférences en sociologie à l’université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines et directeur du laboratoire Printemps (UMR CNRS).

• • Il a coécrit, avec S. Béroud, J.-M. Denis, G. Desage et B. Giraud, La lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine (éd. du Croquant, 2008).

LECTURES

• TIC et conditions de travail. Les enseignements de l’enquête COI, N. Greenan, S. Hamon-Cholet, F. Moatty, J. Rosanvallon, rapport de recherche du CEE n° 77, juin 2012.

• La mise en œuvre des 35 heures : d’une managérialisation du droit à une internalisation de la fonction de justice, Jérôme Pélisse, Droit et société n° 77, 2011.

• Conditions de travail : une pause dans l’intensification du travail, J. Bué, T. Coutrot, S. Hamon-Cholet, L. Vinck, Dares, Premières synthèses, n° 01.2, 2007.

Auteur

  • ROZENN LE SAINT