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Quand la Cour de cassation consulte les acteurs de terrain

Actualités | publié le : 07.05.2013 | Sabine Germain

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Quand la Cour de cassation consulte les acteurs de terrain

Crédit photo Sabine Germain

Représentativité syndicale, égalité de traitement des salariés, port du voile dans une crèche privée : avant de rendre des décisions sur des sujets sensibles, les magistrats de la chambre sociale de la Cour de cassation n’hésitent plus à consulter des parties prenantes, partenaires sociaux, associations ou experts.

Les magistrats de la Cour de cassation doivent-ils se montrer à l’écoute des évolutions de la société française ? Ou doivent-ils, au contraire, se contenter de dire le droit et rien que le droit ? C’est l’une des questions soulevées par ce qui commence à ressembler à une tendance : à au moins quatre reprises depuis 2011, les magistrats de la chambre sociale de la Cour de cassation ont consulté avant de rendre des décisions très attendues.

Représentativité syndicale

La première fois, c’était en 2011 sur le thème de la représentativité syndicale : « Je défendais un syndicat ayant quitté une confédération représentative pour une autre qui ne l’était pas », se souvient Julie Buk Lament, avocate à la Cour de cassation et au Conseil d’État (cabinet Potier de la Varde-Buk Lament). La Cour devait décider si les voix recueillies lors des élections professionnelles du comité d’établissement de Renault Trucks sous la bannière FO, en juin 2008, pouvaient être attribuées à SUD deux ans plus tard, quand l’ensemble des délégués du personnel, des membres du comité d’établissement et des représentants syndicaux de cette organisation ont démissionné du syndicat pour créer une section affiliée à SUD industrie Rhône-Alpes.

Question particulièrement sensible, deux ans après l’adoption de la loi sur la représentativité syndicale du 20 août 2008, « qui gardait des zones d’ombre et soulevait bien des interrogations, notamment durant la période transitoire », commente Julie Buk Lament. En l’occurrence, la Cour a dû décider si les électeurs votaient pour des personnes, pour un syndicat ou pour une confédération : « Elle a donc voulu comprendre ce qu’il se passe dans la tête d’un électeur », estime Julie Buk Lament. « Et ce que les partenaires sociaux imaginaient lorsqu’ils ont négocié la position commune du 9 avril, transposée par la loi du 20 août 2008 », ajoute Hervé Gosselin, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation.

Point de vue d’experts

L’avocat général a donc ouvert une consultation auprès des deux organisations syndicales concernées et de toutes les confédérations représentatives : « Leurs réponses écrites ont été transmises aux avocats des deux parties, poursuit Julie Buk-Lament. Au cours de l’audience, trois personnalités ont été invitées à livrer leur point de vue : un professeur de droit, un avocat spécialiste des élections professionnelles et un chercheur au CNRS. De plus, avant de rendre sa décision, l’avocat général a lu l’intégralité des réponses écrites. » C’est ainsi que la Cour a estimé que « l’affiliation confédérale sous laquelle un syndicat a présenté des candidats aux élections des membres du comité d’entreprise constitue un élément essentiel du vote des électeurs ».

La chambre sociale de la Cour de cassation semble prendre goût à la consultation : après l’expérience de 2011, elle vient coup sur coup de consulter au moins trois fois.

Le 13 février dernier, elle décide que, dans une entreprise multi-établissements, la représentativité des syndicats se calcule à la fin du cycle électoral et non au fil des élections. Les sages privilégient la stabilité de la négociation collective, comme le leur avaient demandé les partenaires sociaux, qu’elle avait pris soin d’écouter préalablement.

Puis, le 13 mars, elle estime qu’en matière de protection sociale complémentaire, « l’égalité de traitement ne s’applique qu’entre salariés relevant d’une même catégorie professionnelle ». Pour parvenir à cette décision, les magistrats ont auditionné des organismes de protection sociale ainsi que des partenaires sociaux : « Nous avons notamment voulu mesurer l’attachement des syndicats de salariés à la notion d’égalité de traitement », explique Pierre Bailly, doyen de la chambre sociale.

Quelques jours plus tard, le 19 mars, la même chambre rend une décision qui courrouce les tenants de la laïcité : dans la désormais fameuse affaire Baby Loup, elle a annulé le licenciement de la salariée de cette crèche privée refusant d’enlever son voile. Au cours de l’audience, les magistrats ont entendu Gilles Kepel, politologue spécialiste de l’islam, dans le cadre de la procédure d’amicus curiae*.

Considérations purement juridiques

Cela n’a pas empêché la Cour de cassation de motiver sa décision par des considérations purement juridiques en estimant que « le principe de laïcité instauré par l’article 1er de la Constitution n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public ». Parfaitement fondée en droit, cette décision a été mal reçue par l’opinion publique.

Pas question, pour autant, de se laisser influencer : « Tout comme les organismes de protection sociale nous ont apporté un éclairage sur la portée économique de notre décision sur l’égalité de traitement, Gilles Kepel nous a donné quelques éléments de contexte sur le port du voile dans le monde musulman, explique Hervé Gosselin. Mais la Cour a rendu une décision fondée en droit. » Et rien qu’en droit.

Du reste, le magistrat est convaincu que ces consultations ne devraient guère se développer : parce que « la chambre sociale de la Cour de cassation ne doit pas laisser penser que ses décisions sont guidées par des considérations économiques, philosophiques, morales ou par l’opinion publique ». Et parce que « les avocats des parties pourraient avoir le sentiment que la chambre introduit des éléments de débat auxquels ils n’ont pas accès dans le cadre de la procédure contradictoire ».

* Procédure par laquelle une juridiction civile entend une personnalité extérieure à la procédure (ni témoin, ni expert) dans le but de rechercher des éléments d’information.

LES PRÉCÉDENTS DE LA HAUTE JURIDICTION

La consultation d’experts n’est pas tout à fait une première. La Cour de cassation avait déjà consulté à deux reprises, mais pour des questions d’ordre éthique : en 1991, elle a considéré que la pratique des mères porteuses était « contraire au principe de droit français de l’indisponibilité de l’état des personnes. » Dix ans plus tard, en 2001, elle a estimé qu’un enfant non encore né ne pouvait être considéré comme victime d’un homicide involontaire (une femme enceinte ayant perdu son fœtus lors d’un accident de voiture). Dans les deux cas, la Cour – en formation plénière pour marquer l’importance de sa décision – a consulté des personnalités qualifiées, professeurs de droit, de médecine et représentants de l’Académie de médecine et du Comité d’éthique. C’est dire à quel point ces consultations sont exceptionnelles et réservées à des questions juridiquement épineuses.

Auteur

  • Sabine Germain