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« Les salariés cherchent à articuler vie professionnelle et vie privée »

Enjeux | publié le : 16.04.2013 | ROZENN LE SAINT

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« Les salariés cherchent à articuler vie professionnelle et vie privée »

Crédit photo ROZENN LE SAINT

Les salariés ne rejettent pas les interférences entre les sphères privée et professionnelle, à condition de rester maîtres de cette articulation. Mais, selon qu’ils sont des hommes ou des femmes, qu’ils travaillent dans une petite ou une grande entreprise ou encore qu’ils bénéficient du télétravail, ils n’en ont pas tous les mêmes possibilités.

E & C : Les Français tiennent-ils à la stricte séparation entre vie professionnelle et personnelle ?

Anca Boboc : On dit toujours que la frontière entre vie privée et vie professionnelle est poreuse. Les salariés, eux, affichent surtout la volonté de contrôler les débords. En creusant un peu, on se rend compte qu’ils ne cherchent pas forcément à séparer ces deux sphères, mais avant tout à maîtriser le passage de l’une à l’autre. Par exemple, ils tiennent à avoir deux boîtes mails distinctes, l’une personnelle, l’autre professionnelle, à séparer les contacts sur les réseaux sociaux, voire à garder un téléphone personnel alors qu’ils en ont un professionnel. C’est ce que montre l’étude quantitative que nous avons réalisée en 2009 et 2010 auprès de 1 600 salariés représentatifs de la population française, complétée par deux enquêtes qualitatives comprenant des entretiens avec des salariés et des employeurs. Mais tous n’ont pas le même pouvoir de maîtriser cet entrelacement très complexe. La catégorie socioprofessionnelle, l’âge, le fait d’être parent d’enfants en bas âge, les horaires atypiques ou variables jouent, par exemple, des rôles importants dans l’articulation entre les deux sphères.

Près de deux tiers des Français travaillent au moins occasionnellement le soir, la nuit ou le week-end. Parmi eux, on compte des télétravailleurs. Les personnes les plus concernées par le télétravail régulier sont des hommes de 30 à 49 ans, diplômés, cadres ou professions intermédiaires, travaillant dans une entreprise de plus de 1 000 salariés, habitant dans une agglomération de plus de 200 000 habitants ou en région parisienne, vivant en couple avec un enfant mineur. Avec cette possibilité de travailler à domicile, les salariés visent un gain de temps, notamment en évitant les transports. Le télétravail est utilisé à la fois pour son efficacité, mais aussi pour mieux organiser les tâches liées à la sphère personnelle. En somme, pour une plus grande flexibilité, davantage d’autonomie dans l’utilisation de son temps et des journées moins stressantes.

E & C :Comment le télétravail est-il perçu par les décideurs dans les entreprises ?

A. B. : Ils sont de plus en plus amenés à y réfléchir. Selon un rapport du Centre d’analyse stratégique datant de novembre 2009, le développement du télétravail pourrait concerner jusqu’à 40 % ou 50 % des emplois à l’horizon de dix ans. Pour l’heure, selon le même rapport, seuls 10 % des salariés qui pratiquent le télétravail le font dans le cadre d’un accord d’entreprise, les autres utilisent cette possibilité, mais de manière informelle. Néanmoins, ces chiffres sont difficilement vérifiables. Les grandes structures, en majorité, ont signé des accords permettant le télétravail et ne se contentent pas de le tolérer. Elles s’y sont surtout mises en 2009, au moment du vote à l’Assemblée nationale du texte sur le développement du télétravail, pendant l’épisode de risque de pandémie de grippe H1N1. D’ailleurs, les responsables RH sont très attentifs au cadre légal. Si leur entreprise n’est pas dotée d’un accord sur le télétravail, ils sont réticents. Les managers, en revanche, sont plus proches des pratiques de leurs salariés. Ils ont une posture plus ouverte, mettent en avant l’intérêt de l’autonomie des collaborateurs. Les directeurs des systèmes d’information, eux, cherchent à développer les services accessibles via les technologies de l’information et de la communication (TIC) dans la sphère privée, comme l’accès à l’intranet et à la boîte mail, par exemple. Mais ils restent vigilants sur la surcharge d’activité que d’autres services privé-pro pourraient engendrer pour eux. C’est pour cela qu’il est important d’avoir une approche combinée de ces différents acteurs pour prendre des décisions en concertation dans ce domaine.

E & C : Les hommes et les femmes utilisent-ils les TIC différemment au travail ?

A. B. : Les femmes intègrent davantage les contraintes familiales au bureau. Elles restent des “amortisseurs temporels”. Ce sont les premières à réagir en cas d’urgences familiales comme, par exemple, un appel de l’école parce qu’il faut aller chercher leur enfant malade. En plus d’utiliser les TIC sur leur lieu de travail pour mieux articuler le privé et le professionnel, il semblerait que les femmes réduisent davantage leurs horaires que les hommes pour mieux articuler l’ensemble. En revanche, les hommes réalisent de plus en plus d’activités personnelles au bureau. D’ailleurs, aujourd’hui, ils y passent plus de temps que les femmes. Contrairement à elles, pour qui la gestion des affaires privées au bureau est une réponse à un besoin de réactivité forte, les hommes affrontent moins la pression du temps dans la réalisation des activités personnelles. Les analyses sur une population de cadres, réalisées au sein d’Orange Labs en 2005 et 2006, qui nous ont permis d’aborder les questions de genre, nous ont aussi montré que les activités privées des hommes au bureau sont plus discrètes, par définition, puisqu’ils vont davantage utiliser l’e-mail et Internet, par exemple.

E & C : En quoi la généralisation de l’équipement personnel en TIC influe-t-elle sur l’interférence entre les sphères privées et professionnelles ?

A. B. : Jusqu’à la moitié du 19e siècle, les lieux de production se superposent aux lieux d’habitation. L’industrialisation induit la séparation entre le domicile et le travail. Au cours des vingt dernières années, les espaces temps du travail et de la vie privée tendent à nouveau à s’entrelacer, car les lieux d’exercice du travail se transforment, en devenant plus variables et plus temporaires. Le phénomène touche autant les cadres que les ouvriers et ne résulte pas seulement du développement des TIC. Mais, avec l’arrivée de l’Internet mobile et de la 3G, les possibilités s’élargissent. Cependant, il y a toujours eu des interférences, ne serait-ce qu’à la machine à café. Quoi qu’il en soit, le pouvoir de mieux articuler la vie professionnelle et privée dépend aussi de l’équipement au bureau et à domicile. Nous sommes beaucoup mieux dotés en TIC chez nous ! La grande majorité des Français ont un téléphone mobile pour lequel ils ont souscrit un abonnement, alors que moins d’un salarié sur cinq est équipé par son entreprise d’un téléphone portable professionnel, par exemple.

PARCOURS

• Anca Boboc est sociologue (doctorat à l’école nationale des ponts et chaussées), chercheure au laboratoire de sciences sociales d’Orange Labs, spécialisée dans les usages des technologies de l’information et de la communication (TIC) en entreprise.

LECTURES

• L’intimité au travail. La vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise, Stefana Broadbent, FYP Éditions, 2011.

• Privé/professionnel : convergences et divergences, Frédéric de Coninck, Anca Boboc et Laurence Dhaleine, Réseaux, n° 140, 2006.

• Entre famille et travail. Des arrangements de couples aux pratiques des employeurs, Ariane Pailhé et Anne Solaz, La Découverte, 2009.

Auteur

  • ROZENN LE SAINT