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« Le discours managérial fonctionne comme un discours de propagande »

Enjeux | publié le : 08.01.2013 | PAULINE RABILLOUX

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« Le discours managérial fonctionne comme un discours de propagande »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

L’entreprise idéalisée décrite dans le discours managérial n’existe pas. Ce type de discours, qui ne peut être remis en cause, a pourtant valeur de norme. Il s’inscrit dans une logique productiviste qui contraint le salarié à souscrire à cet idéal, difficile voire impossible à atteindre.

E & C : Quelle est la spécificité de votre regard d’anthropologue sur les tendances managériales actuelles ?

Michel Feynie : Contrairement au sociologue et au psychologue, l’anthropologue observe un groupe social de l’intérieur. Telle a été ma position au sein d’une grande entreprise publique pendant dix ans. Il ne s’agissait donc pas forcément de dire autre chose sur l’entreprise que ce que peuvent aujourd’hui en dire les théoriciens des autres sciences sociales, mais plutôt de repartir de l’observation concrète d’une société et des différents acteurs que j’y ai côtoyés pour le dire autrement, au plus près. Le concept de “as if” management, que je développe dans mon dernier ouvrage, a surgi d’une telle expérience, celle d’une grand-messe d’entreprise sur fond de conflit social. Pendant que les commerciaux manifestaient en fond de salle, la direction continuait d’asséner aux participants le discours bien rôdé qu’elle développait au fil d’interminables brochures que personne ne lit sur la philosophie d’entreprise, comme s’il ne se passait absolument rien.

E & C : Pouvez-vous préciser cette notion de “as if” management ?

M. F. : Il y a dans le terme une intention parodique, puisque le discours managérial actuel aime à s’habiller de mots anglo-saxons. Mais au-delà de la forme, c’est bien du fond dont il s’agit. Le discours managérial est plaqué sur la réalité quotidienne sans jamais la rejoindre. On fait comme si tout allait bien, comme s’il n’y avait aucun problème, aucun obstacle. C’est un discours qui fonctionne donc exactement comme un discours de propagande. L’entreprise qu’il décrit n’est pas l’entreprise réelle, mais celle qu’elle est supposée être. C’est un idéal, si l’on veut, au sens où son but est non seulement de convaincre le salarié qu’il pourrait y souscrire, mais bien plus radicalement de l’obliger à le faire. C’est surtout un discours qui ne peut être discuté, il a valeur d’obligation, de norme. Il est à sens unique, pas question de dialogue ni d’une quelconque confrontation avec ce que vivent, pensent et pourraient dire les personnes auxquelles il s’adresse. Le plus souvent, il s’agit d’un discours élaboré par des consultants extérieurs et imposé depuis le sommet de la hiérarchie. Il appartient au salarié d’en corroborer la savante pertinence, sauf à déchoir de sa mission, qui est de faire ce que l’on attend de lui. Qu’importe si cela est impossible, d’où l’impression éventuelle d’une parole surréaliste à mille lieux du travail réel.

E & C : Quelle est la fonction d’un tel discours ?

M. F. : Le “as if” management s’inscrit clairement dans une logique productiviste : les commerciaux de l’entreprise où je travaillais étaient, jusqu’à cette fameuse grand-messe, soumis à une obligation de résultat normale vue leur fonction. Ils seraient désormais également soumis à une obligation de moyen : prendre tant de contacts, rencontrer telle cible de clients, suivre exactement le script prévu pour l’entretien, etc. On ne leur demandait pas si cela leur semblait possible, ni même de faire un effort. On expliquait simplement ce qu’ils devraient faire pour remplir leur rôle dans un contexte général de plus en plus concurrentiel. On avait pensé cela à leur place pour le bien de tous. Le vocabulaire, dans ces cas-là, est celui du challenge sportif, de la guerre économique. Il s’agit bien sûr d’inciter chacun à faire mieux et plus, mais selon une rhétorique bien particulière, puisqu’en énonçant ces nouveaux objectifs de manière aussi idéalisée, l’entreprise met sa propre responsabilité à couvert - elle a bien mis en œuvre le plan d’attaque qui devrait lui permettre d’emporter le combat - tout en faisant reposer celle d’un éventuel échec sur les individus qui la composent et non sur l’organisation.

Le “as if” management prend sa place dans un contexte où la relation de travail est individualisée - évaluation, rémunération, progression de carrière -, alors que l’entreprise est supposée être une grande famille dont les membres se serrent les coudes pour affronter l’adversité.

On forme une seule équipe - à la limite, tout le monde se tutoie - de telle sorte que celui qui déroge est un mauvais salarié, quelqu’un qui porte atteinte au groupe dans son ensemble et que l’on peut stigmatiser, non seulement pour ce qu’il fait, mais aussi dans son identité même, pour ce qu’il est. Il est logique, dès lors, qu’il assume les conséquences de ses actes. Le problème est que le discours managérial est tellement utopique que même le salarié le mieux intentionné ne peut que se trouver en défaut à un moment ou à un autre.

E & C : Ne voit-on pas pointer là les risques psychosociaux ?

M. F. : Je préfère parler de mal-être, car le terme de risque psychosocial est trop vague. Le mal-être dit clairement le mal à l’être, la souffrance des salariés. Heureusement, tous ne se suicident pas ni ne sombrent dans la dépression. De ce que j’ai pu observer, les modes de réaction à un discours stakhanoviste sont divers. Plus que la maladie, la fuite est une réaction fréquente. Elle peut prendre plusieurs formes : turnover, absentéisme, travail à temps partiel, demande de mobilité, désinvestissement…

Mais d’autres comportements sont parfois mis en œuvre avec plus ou moins de succès : la docilité de principe, qui consiste à appliquer les consignes à la lettre même si elles sont absurdes ou contre-productives. À défaut de pouvoir tout appliquer, certains s’évertuent au moins à faire semblant, quitte à piper les résultats chaque fois qu’il est possible pour se protéger ou protéger les autres. Certaines réactions, que je qualifierais d’intégristes, sont nettement plus dangereuses, puisqu’elles renforcent la pression pour les collègues. C’est celle qui consiste à surenchérir. Dans l’entreprise que j’ai pu observer, un responsable parlait par exemple « d’exterminer le vendeur zéro »!

E & C : Que peuvent faire les responsables RH ?

M. F. : Ils sont dans une position délicate. De plus en plus éloignés de la base, et souvent associés aux décisions qu’ils doivent mettre en œuvre, ils sont, comme la plupart des managers aujourd’hui, débordés par les tâches de reporting. Cependant, là où le dialogue manque, la position la plus raisonnable consiste à essayer de le favoriser, à susciter l’écoute de ce qui dysfonctionne. Le risque étant évidemment toujours d’opposer à un discours magistral qui tombe d’en haut, une écoute individuelle qui ne résout rien, puisqu’elle revient à ne jamais prendre en compte la dimension organisationnelle. Un dialogue de sourds, en quelque sorte! Sur le terrain, j’en ai été témoin, les responsables RH essaient d’arrondir les angles, mais leur marge de manœuvre est faible si elle reste institutionnellement cantonnée aux replâtrages individuels.

PARCOURS

• Michel Feynie est docteur en anthropologie, chargé de cours à l’université Bordeaux-Ségalen. Il anime des ateliers de réflexion sur le travail et les pratiques managériales au sein d’Antropologia, association destinée à valoriser la recherche en anthropologie auprès du grand public.

• Il est l’auteur de Les Maux du management (éd. Le Bord de l’eau, 2010) et Le “as if” management. Regard sur le mal-être au travail (éd. Le Bord de l’eau, 2012).

LECTURES

• Travail, les raisons de la colère, Vincent De Gaulejac, Seuil, 2011.

• Le Coût de l’excellence, Nicole Aubert et Vincent De Gaulejac, Seuil, 1991 (2007, nouv. éd.).

Photos  : François Lavigne/Rea

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX