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« Les DRH devraient être des contributeurs d’innovation »

Enjeux | publié le : 20.11.2012 | ÉRIC DELON

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« Les DRH devraient être des contributeurs d’innovation »

Crédit photo ÉRIC DELON

Pierre angulaire de la compétitivité des entreprises, l’innovation n’est bien souvent envisagée que sous l’angle technologique ou financier, au détriment d’une démarche prenant en compte la dimension humaine, source potentielle de plus-value.

E & C : Vos travaux récents ont pour ambition de “réhabiliter” « la dimension humaine de l’innovation ». Est-elle négligée par les entreprises ?

Christian Defélix : À l’heure des grandes avancées en matière de technologie numérique, de semi-conducteurs ou de chimie des procédés, il faut se rappeler que, derrière toute innovation, il y a de l’esprit humain, du comportement créatif, des interactions sociales. Comme aimait à le rappeler Steve Jobs : « L’innovation n’a rien à voir avec les dollars que vous investissez en R & D. Quand Apple est apparu avec le Mac, IBM dépensait au moins 100 fois plus en R & D. Ce qui compte avant tout est la façon dont vous dirigez vos collaborateurs et votre degré d’implication. »

E & C : Comment, dans ces conditions, rendre cohérente la politique de GRH et la stratégie d’innovation ?

C. D. : Toutes les organisations ont besoin de développer des stratégies d’innovation pour se différencier. Selon l’ouvrage de Wo Chan Kim et Renée Mauborgne, Stratégie océan bleu*, il existe des gisements de marchés encore inexploités – grâce à l’innovation – par rapport aux “océans rouges” de la concurrence frontale par les coûts. Cela concerne aussi bien les grandes entreprises que les PME ou les services publics. Lorsque l’administration fiscale met en place le paiement des impôts par Internet, elle innove. Lorsqu’une organisation en a pris conscience, elle voit spontanément des démarches à entreprendre pour alimenter sa stratégie d’innovation – veille technologique, R & D, marketing, accompagnement juridique pour sa propriété industrielle… Si elle poursuit son raisonnement, l’entreprise n’a pas d’autre choix que d’aligner sa politique RH sur cette démarche d’innovation. Quand une entreprise enjoint à ses ingénieurs de continuer à innover sans répit tout en polarisant chaque collaborateur sur des objectifs individuels de rendement à court terme, elle entre en contradiction.

E & C : Pourquoi cette articulation RH-innovation est-elle souvent ignorée ou mal appliquée ?

C. D. : Une première raison tient à nos représentations. L’innovation est trop souvent associée à la technologie. Or tous les succès en matière d’innovation le démontrent : ce sont souvent d’autres types de salariés qui en sont à l’origine. Arthur Fry, l’inventeur du Post-it, n’était nullement un Géo Trouvetou de la R & D, mais un collaborateur qui a eu l’idée de mettre de la colle sur du papier et a su en montrer l’intérêt à sa direction du marketing. En tant que directeur d’un IAE qui forme des cadres de gestion, je m’efforce de leur répéter que « l’innovation est une affaire trop importante pour être laissée aux mains des seuls experts techniques. Elle vous concerne aussi ». Une autre raison de l’insuffisante articulation des politiques RH avec les stratégies d’innovation tient aux acteurs. Dans les PME dépourvues de spécialiste RH, le dirigeant n’est pas toujours sensibilisé à cette question. Au sein des grandes entreprises, les DRH sont souvent considérés comme des agents de stabilité plutôt que des contributeurs d’innovation et donc, potentiellement, de désordre. Une troisième raison est que, si on prend au sérieux cette articulation, on se trouve face à un besoin de réinventions des règles du jeu qui peut faire peur.

E & C : Cette articulation est-elle davantage développée dans d’autres pays, notamment dans le monde anglo-saxon, souvent cité en exemple ?

C. D. : Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une affaire de pays ou de culture nationale. En France, nous possédons de bons exemples, y compris du côté d’organisations qui pourraient être vues – à tort – comme trop bureaucratiques et franco-françaises : la direction de la recherche technologique du CEA, établissement public, réalise à la fois de la recherche et de l’essaimage, en transformant de nombreuses inventions en innovations et en s’appuyant pour cela sur une politique RH favorisant l’intrapreneuriat. Autre exemple, symbole d’un capitalisme familial couronné de succès, la société Ubisoft. Cette PME, bretonne à l’origine, est devenue l’un des leaders mondiaux du jeu vidéo, en mettant en place une GRH très innovante pour ses personnels de studio, notamment en termes de gestion des compétences collectives.

E & C : En quoi la dimension humaine de l’innovation est-elle un gage d’amélioration de la compétitivité de l’entreprise ?

C. D. : À l’instar de la conduite du changement, il n’existe pas une seule manière de réussir en la matière, mais on peut pointer des facteurs clés d’échec. Tenter d’articuler politique RH et stratégie d’innovation n’est pas forcément un gage de réussite, mais laisser la politique RH totalement déconnectée de l’innovation, c’est perdre la partie à coup sûr ! Cela me rappelle le cas d’un directeur d’un petit cabinet d’assurances qui se désolait que, malgré ses encouragements, ses équipes n’étaient pas animées d’un esprit collectif pour imaginer de nouveaux produits. Au bout d’un moment de réflexion, il a concédé qu’il gérait ses collaborateurs essentiellement par bonus individuels. Sa théorie d’usage, comme disait Chris Argyris, le spécialiste de l’apprentissage organisationnel, disait et faisait le contraire de sa théorie professée…

E & C : Comment implémenter ce dispositif vertueux dans l’entreprise ?

C. D. : Il faut échanger les expériences, chercher, tâtonner, évaluer. C’est ce que nous essayons de faire avec la chaire Capital humain et innovation, au cœur de l’écosystème d’innovation de Grenoble-Isère. Avec le professeur Alain Gosselin, de HEC Montréal, nous sommes en train de développer une méthodologie d’autodiagnostic et d’interpellation positive, fondée sur quelques questions clés : si l’innovation est réellement une priorité stratégique, l’organisation réunit-elle vraiment les compétences nécessaires ? Développe-t-elle les bonnes incitations à l’innovation ? De son côté, le soutien organisationnel est-il au rendez-vous et la culture favorise-t-elle la prise de risque ? Tout cela reste vain si la pierre angulaire du système, à savoir les indicateurs de performance, n’est pas revisitée. Francis Baillet, DRH d’Ubisoft au Québec, propose une voie intéressante : au sein de son organisation, au lieu de donner comme indicateur de performance RH le classique objectif de rétention des talents, il insiste davantage sur le « développement durable de la relève » : autrement dit, le transfert de compétences et la capitalisation des savoir-faire, dans un univers où la rotation des développeurs ou des designers est structurellement forte. Un exemple à méditer.

* Pearson, 2010.

PARCOURS

• Christian Defélix est directeur de l’IAE de Grenoble, professeur des universités en GRH à l’université de Grenoble. Après des travaux de recherche sur les pratiques de gestion des compétences, il travaille à leur valorisation et diffusion avec Entreprise & Personnel, le CJD ainsi que l’Anvie.

• Il a fondé en juin 2009 la chaire Capital humain et innovation, qui fédère les DRH de l’écosystème de haute technologie de Grenoble-Isère, et développe aujourd’hui ses recherches sur la contribution des RH aux politiques d’innovation des entreprises.

LECTURES

• La Fabrique de l’innovation, Gilles Garel et Elmar Mock, Dunod, 2012.

• Manager la créativité, Thomas Paris, Pearson, 2010.

• Lost in management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, François Dupuy, Seuil, 2011.

Auteur

  • ÉRIC DELON