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« Des tensions entre la logique bureaucratique et la logique métier »

Enjeux | publié le : 16.10.2012 | PAULINE RABILLOUX

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« Des tensions entre la logique bureaucratique et la logique métier »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le néolibéralisme n’a pas fait régresser la bureaucratie, au contraire. Les contraintes normatives ne cessent de se multiplier dans l’entreprise. Intériorisées par les salariés, elles sont sources de perte de sens du travail et de stress.

E & C : Qu’est-ce que la réforme bureaucratisante des métiers ?

Béatrice Hibou : Le terme de bureaucratie, pour le sens commun, désigne une gestion lourde et contraignante, synonyme de rigidités et de lenteurs de la part de l’administration étatique. Mais l’analyse sociologique définit la bureaucratie comme un processus de rationalisation des procédures lié à la division du travail en tâches parcellisées et spécialisées, pour permettre un calcul précis et prévisible des résultats et leur évaluation objective, quantitative et, de ce fait, supposée impartiale. Max Weber, au tournant du 20e siècle, voyait dans la bureaucratisation une démarche indissociable du développement capitaliste. Cette définition correspond à la taylorisation du travail dans le secteur industriel. Le travail a certainement beaucoup évolué depuis, et les tenants du néolibéralisme n’ont de cesse de mettre en avant la flexibilisation, la polycompétence et l’enrichissement des tâches. Pourtant, à y regarder de plus près, ce travail plus autonome, plus riche en contenus, plus complexe et plus varié est malgré tout gagné par une bureaucratisation rampante et extensive. Moins surveillé par la hiérarchie, le salarié n’en est pas pour autant moins contraint. La multiplication des normes, des procédures et du reporting – ou de l’audit – est aussi contraignante, voire davantage parfois, que ne l’étaient les rythmes imposés dans un mode de production fordiste. La contrainte a été intériorisée, ce qui en augmente l’effet de stress. Loin de régresser, la bureaucratisation se développe.

E & C : De quelle manière ?

B. H. : Dans un premier temps, la bureaucratisation par les normes et les procédures ne touchait que l’entreprise de production industrielle. Elle ne concernait ni l’artisanat ni les services ni, bien entendu, les professions libérales ; tous métiers où compétence et performance relevaient de l’ethos professionnel. Aujourd’hui, les services sont tout aussi concernés par la prolifération de règles que l’industrie, et nombre de métiers “libres” – avocats, médecins, architectes… – doivent satisfaire à des exigences tant extérieures – réglementaires, législatives – qu’internes – définition rigoureuse des bonnes pratiques issues de la gestion. Par ailleurs, l’idéologie gestionnaire et normative a gagné toutes les sphères de la société. Les gouvernements eux-mêmes ont adopté cette logique. Non seulement le service public relève de plus en plus des mêmes modes de management par rentabilité que le privé, mais encore l’État, qui pouvait servir d’élément tiers entre le citoyen et l’entreprise pour faire valoir un intérêt public distinct de l’intérêt commercial, a abandonné sa fonction médiatrice pour intervenir à distance, via des règles de gestion en tous points semblables à celles des entreprises.

E & C : Quelles sont les conséquences de cette bureaucratisation pour l’entreprise et les salariés ?

B. H. : Les salariés, libérés au moins partiellement de la contrainte des “petits chefs”, sont passés sous la contrainte de plus en plus forte des résultats et des procédures systématisées par la généralisation de l’outil informatique. Plus les normes de fabrication, de services, de qualité, de rendement, de sécurité se multiplient, plus elles font abstraction du travail réel : la multitude des cas particuliers exige un arbitrage entre les différentes contraintes ou, tout simplement, ne correspond pas à ce qui est prévu par les normes. Le reporting est un bel exemple : non seulement il est chronophage, et donc en partie contre-productif, mais en outre, il ne rend pas compte des mille et un ajustements nécessaires pour décrire l’activité et les interactions des personnels en présence. À la limite, il ne peut qu’être “bidouillé” pour que la description de l’activité ressemble à la fois à ce qui est prévu par les objectifs et aux cases permettant de la classifier.

E & C : De quelle manière les métiers sont-ils touchés ?

B. H. : La réglementation invasive des gestes et des paroles se révèle, dans de nombreux cas, problématique au regard des métiers. Le salarié d’un call center est censé, par exemple, respecter des temps d’appel, un script de déroulement d’entretien. Le problème est qu’il travaille essentiellement sur du relationnel, qui s’accommode fort mal de ces grilles toutes faites et de cet usage gestionnaire du temps. Les exemples pourraient être multipliés à l’infini. Partout apparaissent des tensions entre la logique bureaucratique et gestionnaire et la logique métier, avec pour conséquence une montée du mal-être des salariés, qui ont l’impression d’une perte de sens du travail. Celle-ci peut aller jusqu’à l’absurde : faire exactement le contraire de ce qui correspond en toute conscience à du travail bien fait. La transparence que l’on tente d’imposer via une multitude d’indicateurs chiffrés est souvent illusoire et chacun le sait. Elle permet de présenter l’entreprise sous une parfaite rationalité comptable qui satisfait des gens n’ayant aucune expérience concrète du travail, quand elle ne permet pas à l’entreprise de se couvrir vis-à-vis de ses actionnaires ou des pouvoirs publics. La logique bureaucratique est en effet alimentée par les normes de gestion, mais aussi par la volonté de sécuriser l’entreprise et de se protéger, comme l’illustre l’usage croissant des avis juridiques et des procès dans la vie économique.

E & C : Faut-il être pessimiste quant à l’avenir ?

B. H. : Pas forcément. Tout excès contient en germe sa contestation, au moins partielle. L’extension de la bureaucratie par les normes commence à engendrer une prise de conscience des individus, bien sûr, mais également de la part des entreprises, qui, pour certaines, réfléchissent à d’autres manières de travailler en remettant la compétence et le bon sens au cœur des pratiques. Par ailleurs, la compréhension différente de ces normes et procédures selon les acteurs se traduit par des conflits qui peuvent laisser envisager un réaménagement des rapports de force. Par exemple, la montée en puissance des départs de l’entreprise, négociés par des avocats, permet au salarié de quitter un travail qui ne le satisfait plus sans forcément se retrouver en situation défensive. Résultat ambivalent, puisque cette judiciarisation croissante des conflits du travail constitue une autre forme de procéduralisation et donc une autre forme de bureaucratisation.

PARCOURS

• Béatrice Hibou, docteur en économie politique, est directrice de recherches au CNRS rattachée au Ceri (Centre d’études et de recherches internationales).

• Elle est l’auteure, entre autres, d’Anatomie politique de la domination (La Découverte, 2011) et vient de publier La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale (La Découverte, septembre 2012).

LECTURES

• La Société de l’audit. L’obsession du contrôle, Michael Power, La Découverte, 2005

• Œuvres politiques (1895-1919), Max Weber, Albin Michel, 2004.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX