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« Dans le code pénal, la notion d’intégrité psychique aurait mérité d’être explicitée »

Enjeux | publié le : 03.07.2012 | AURORE DOHY

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« Dans le code pénal, la notion d’intégrité psychique aurait mérité d’être explicitée »

Crédit photo AURORE DOHY

La consécration de l’intégrité psychique – sur le modèle de l’intégrité physique – et sa protection par la loi pénale contraignent les juges à trancher dans un domaine qui n’est pas le leur. Et les DRH se trouvent démunis au regard des nouvelles obligations qui pèsent sur eux.

E & C : Parallèlement aux atteintes à “l’intégrité physique”, le nouveau code pénal de 1994 consacre la notion d’atteintes à “l’intégrité psychique”. C’est notamment sous ce titre que figurait – depuis lors et jusqu’à son abrogation en mai dernier par le Conseil constitutionnel – le harcèlement sexuel et que la loi de modernisation sociale de 2002 a inscrit le harcèlement moral. Intégrité psychique : de quoi parle-t-on ?

Cyrille Duvert : La lecture des travaux préparatoires du code pénal promulgué en 1994 révèle que l’adoption de la locution « intégrité psychique » a semblé évidente au législateur, comme s’il allait de soi que le pendant naturel de l’intégrité physique, valeur que protège le code pénal, ait été l’« intégrité psychique ». Or, si l’on y regarde de plus près, le sens de cette locution échappe largement : si l’on comprend facilement en quoi les infractions classiques contre la personne – meurtre, empoisonnement, agressions physiques – portent atteinte à son intégrité physique, on voit moins à l’évidence en quoi d’autres l’atteindraient dans son psychisme. Si personne ne songe aujourd’hui à nier que des paroles puissent blesser, voire tuer, ni que les comportements attenants doivent être pénalisés, il semble qu’une telle notion aurait mérité d’être explicitée. Au lieu de ça, les atteintes à l’intégrité psychique rassemblent aujourd’hui dans le code pénal un certain nombre d’infractions hétéroclites contre la personne humaine sans que les enjeux d’une telle présentation aient été pensés.

E & C : De la protection de l’intégrité physique à celle de l’intégrité psychique, le chemin n’est donc pas si droit ?

C. D. : L’évolution qui consacre peu à peu cette notion d’intégrité psychique transparaît dans de nombreux domaines : ainsi du viol, qui n’est plus guère sanctionné par la loi pénale comme une atteinte aux bonnes mœurs et au corps social – et, partant, au corps physique de la personne –, mais plutôt en raison de la destruction psychique qu’il entraîne, depuis longtemps repérée par les spécialistes. De même, la législation du travail, historiquement fondée sur la nécessité de protéger le corps des ouvriers, consacre aujourd’hui le principe de l’obligation de sécurité de résultat en matière de harcèlement moral. Révélatrice des attentes toujours plus importantes des sociétés contemporaines tant à l’égard du législateur, incessamment sommé de produire de nouvelles normes, que des juges, souvent soupçonnés de ne pas suffisamment appliquer les textes existants, la consécration de l’intégrité psychique comme valeur et sa protection par la loi pénale sont cependant problématiques. Car, si l’atteinte à l’intégrité physique se voit, ce n’est pas le cas de l’atteinte à l’intégrité psychique. On peut dès lors s’interroger : jusqu’où faut-il aller dans le désir de sanctionner les atteintes à l’intégrité psychique sans sombrer dans le cauchemar orwellien de la transparence absolue ? Plaignons les juges, désormais tenus de trancher dans un domaine qui n’est pas le leur, qui ne peuvent s’en remettre qu’à un certificat médical attestant une dépression.

De fait, depuis la réforme du code pénal en 1994, la Cour de cassation n’a explicitement retenu l’expression d’« intégrité psychique » que dans un unique arrêt, rendu le 30 septembre 2008, dans une affaire somme toute assez triviale puisqu’il s’agissait d’une femme se plaignant de l’envoi répété de SMS de la part de son ancien conjoint.

E & C : Est-ce également ainsi qu’il faut comprendre la rareté des jugements rendus dans les affaires de harcèlement sexuel ?

C. D. : Personne ne conteste aujourd’hui que le délit de harcèlement sexuel tel qu’il a été reformulé – à mon sens, de façon tout à fait incohérente – par la loi de modernisation sociale de 2002 était très mal rédigé. D’où la vraisemblable réticence des juges à s’en saisir. Une seconde explication peut néanmoins être avancée : dans la majorité des cas, il n’a pas été – et pour cause ! – possible de prouver les intentions du prévenu.

Citons l’arrêt rendu le 10 septembre 1997 par la cour d’appel de Douai, qui qualifie les agissements « commis sans chantage » d’un supérieur hiérarchique à l’encontre d’une de ses subordonnées de « simples signaux socio-conventionnels, lancés de façon espacée les uns des autres dans le temps, de façon à permettre d’exprimer la manifestation, non fautive sur le plan pénal, d’une inclination pouvant être sincère ».

Or le droit pénal n’a pas pour objet de poursuivre des pantins, mais des êtres animés de conscience et de volonté. En toute logique, ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’il punit des comportements involontaires, tels que l’homicide causé par un chauffard qui a vraisemblablement enfreint le code de la route mais n’avait certes pas l’intention de tuer. Force est cependant de constater le fléchissement croissant de ce principe. La récente jurisprudence sur le harcèlement moral, qui affirme sans ambiguïté qu’un harcèlement peut être une infraction de simple imprudence, en est sans doute l’exemple le plus évident. Dans un arrêt rendu au cours de l’été 2011, la Cour de cassation affirme ainsi, au sujet des méthodes de management inadaptées d’un cadre hospitalier, que le « délit de harcèlement moral n’implique pas que les agissements aient nécessairement pour objet la dégradation des conditions de travail. » En d’autres termes, cela signifie qu’on peut aujourd’hui être condamné pour harcèlement moral en l’absence de toute intention de porter atteinte aux droits et à la dignité, de compromettre l’avenir professionnel ou de porter atteinte à la santé physique d’un salarié. Or il ne semble pas souhaitable de voir l’exception devenir norme en matière de droit pénal.

E & C : Quelles sont les conséquences de ce fléchissement pour les DRH ?

C. D. : Nombreux sont les juristes à avoir, dès son adoption, alerté sur les vannes que la loi sur le harcèlement moral pouvait ouvrir. Même si l’on peut voir l’émergence d’un concept tel que celui des risques psychosociaux comme une tentative de formaliser les risques d’atteinte psychique, à la manière des indicateurs qui existent en matière de risques physiques dans les entreprises, les DRH se retrouvent bien démunis au regard des nouvelles obligations que la loi fait peser sur eux. On ne peut pas mettre quelqu’un derrière chaque salarié pour s’assurer que les personnalités difficiles n’entraînent pas de ravages dans les bureaux. Néanmoins, des voix s’élèvent aujourd’hui pour dire que le droit a franchi les limites de la zone de raison en matière de droits et libertés accordés aux salariés, et que la situation va devenir incontrôlable. On peut sans doute s’attendre à un reflux prochain, sans doute du côté des tribunaux civils.

PARCOURS

• Cyrille Duvert est avocat, professeur de droit à l’université Paris 13-Sorbonne Paris Cité.

• Membre de l’Institut de recherches en droit des affaires (Irda), il travaille notamment sur le droit des personnes et le droit pénal du travail.

LECTURES

• Éloge de la confiance, Michela Marzano, Fayard, 2012.

• Hubris. La fabrique du monstre dans l’art moderne, Jean Clair, Gallimard, 2012.

• Les Métamorphoses de la question sociale. Une Chronique du salariat, Robert Castel, Fayard, 1995.

Auteur

  • AURORE DOHY