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L’ESPIONNAGE DES SALARIÉS mis sous surveillance rapprochée

Pratiques | publié le : 02.05.2012 | LAURENT POILLOT

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L’ESPIONNAGE DES SALARIÉS mis sous surveillance rapprochée

Crédit photo LAURENT POILLOT

Alors qu’Ikea est empêtré dans une affaire d’espionnage de ses salariés et de ses clients, une loi réglementant les activités privées de sécurité est entrée en vigueur le 1er mai. Principale nouveauté : la création d’un corps de contrôleurs chargés de lutter contre les dérives de la surveillance.

Les enquêteurs privés qui demandaient à assainir leur profession vont être servis. Le tout neuf Conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps), établissement public administratif créé par décret le 22 décembre 2011, est en train de constituer son corps de contrôleurs chargés de veiller sur la déontologie des professions relevant de la loi du 12 juillet 1983 – activités de gardiennage, de gardes du corps, de sûreté aéroportuaire, agences de recherches privées.

À terme, 215 contrôleurs seront employés par le Cnaps : des personnes détachées de la police ou de la gendarmerie, d’anciens militaires ou encore des fonctionnaires passés par les préfectures. Un profil d’ailleurs souvent prisé par les sociétés de sécurité privée et les services internes de leurs commanditaires.

9 000 entreprises au crible

Le Cnaps va passer au crible plus de 9 000 entreprises, dont un millier de détectives ; les sociétés d’intelligence économique sont hors champ si elles n’exercent pas d’activités d’enquête sur les personnes. Les contrôleurs opéreront de leur propre initiative ou sur signalement, par toute personne physique ou morale, en amont d’une action judiciaire. François Pény, le secrétaire général du Cnaps, précise qu’ils « vérifieront l’authenticité d’une série de documents administratifs », comme l’agrément jusqu’ici délivré par les préfectures, l’inscription au registre du commerce et le registre du personnel. « Ils consacreront la moitié de leur temps au travail sur le terrain », ajoute-t-il.

Sept délégations territoriales vont mobiliser chacune, au départ, 20 contrôleurs – 40 à Paris. Elles devront faire appliquer un code de déontologie bientôt approuvé par décret en Conseil d’État. « Il aura ainsi une valeur contraignante et servira de base pour des sanctions disciplinaires », souligne François Pény, telles qu’un retrait d’autorisation et des sanctions financières.

Le système d’espionnage présumé qui empoisonne Ikea depuis la fin février illustre les enjeux auxquels va répondre le Cnaps. Comme celui de lutter contre des pratiques illicites rendues possibles par le jeu de relations personnelles entre des cadres d’entreprises, des responsables d’officines et des représentants de la sécurité publique. La direction d’Ikea France n’a pas réfuté les révélations du Canard enchaîné et de Mediapart, qui ont décrit comment deux prestataires, Eirpace et Sûreté international (liquidées en 2011) se procuraient des fichiers de police ou des données issues de comptes bancaires pour examiner les antécédents de salariés, de syndicalistes ou de clients mécontents. Ce qui vaut aujourd’hui au directeur de la gestion du risque, Jean-François Paris, d’être payé par l’entreprise à rester chez lui, de même que deux autres cadres d’Ikea France, une ex-DRH et l’ancien directeur général. Ikea a fait espionner plusieurs sites, dont celui de Brest, où 190 personnes sur 250 auraient fait l’objet de recherches facturées 80 euros la fiche, et celui de Franconville, magasin devenu emblématique à cause de l’opposition de FO au travail dominical en décembre 2007.

Le syndicat ayant refait parler de lui, deux ans plus tard, en occupant le siège d’Ikea France à Plaisir (Yvelines) lors de négociations sur les salaires, la perspective de NAO tumultueuses aurait ensuite inspiré l’appel à une troisième officine, GSG SAS (Groupe Synergie Globale). Deux « consultantes » de ce prestataire semblent s’être infiltrées, en caisse et au service du personnel, pour sonder le climat social et observer six salariés. Tous syndicalistes, croit savoir l’avocat de FO.

Sur le PowerPoint de restitution de mission mis en ligne par Mediapart, daté du 7 juin 2011, l’enquête dont ils ont été la cible s’accompagne d’une « étude » sur l’organisation de la Dirrecte et… du cabinet du ministre du Travail.

La disproportion du dispositif intrigue bien au-delà des parties prenantes d’Ikea. Olivier Hassid, directeur général du Club des directeurs de sécurité des entreprises (CDSE, auquel n’adhère pas Ikea), s’en tient à cette évidence : « La vocation d’un directeur des risques, c’est de protéger les salariés, pas de les surveiller. On peut avoir besoin d’enquêter pour s’assurer de la probité d’un salarié, notamment pour les cadres de haut niveau ou les emplois dédiés aux infrastructures d’importance vitale. Mais la personne doit toujours en être informée préalablement, par principe. »

Toute mesure disciplinaire prononcée sur la foi d’une enquête réalisée sans l’information préalable du salarié est vouée à l’échec devant les prud’hommes, avertit de son côté Yann Padova, secrétaire général de la Cnil : « Depuis une quinzaine d’années, plusieurs décisions de la Cour de cassation vont dans ce sens. La preuve étant illégale, la sanction est toujours annulée. »

Pas suffisant pour dissuader les dérives. « Nous avons constaté des phénomènes de collecte déloyale en effectuant plusieurs contrôles d’agences de détectives, les gens se faisant passer pour un travailleur social ou un banquier, poursuit Yann Padova. Si la loi permet de ne pas divulguer sa fonction, elle n’autorise pas l’enquêteur privé à se faire passer pour autrui. »

Protection d’intérêts légitimes

Tout dépend des contrôles, tempère Christian Borniche, président de l’Union fédérale des enquêteurs de droit privé : « Placer un enquêteur au contact de salariés n’est pas illégal, si la protection des intérêts visés est légitime – par exemple pour élucider une série de vols », soutient-il, invoquant un arrêt de la cour d’appel de Paris du 30 juin 1982 qui reconnaît la protection du secret professionnel. « Mais cela exclut d’examiner la sensibilité politique et syndicale de salariés, sans rapport avec la finalité d’une procédure civile ou commerciale. »

Pour Christian Borniche, deux solutions essentielles réduiraient les dérives. L’une dépend, selon lui, de la chancellerie : « Il faudrait que la recherche de la preuve dont a besoin l’entreprise soit autorisée par un juge, qui contrôlerait également la conduite de l’enquête externe. » Second point : placer toutes les investigations privées sur des personnes sous l’empire du Cnaps, y compris pour les enquêteurs internes des entreprises. « Il est absurde de ne réglementer que celles des détectives privés. »

L’ESSENTIEL

1 La direction d’Ikea a été récemment mise en cause pour avoir espionné des salariés et des clients en faisant appel à des enquêteurs privés.

2 Un corps de contrôleurs chargé de veiller à la déontologie des professionnels des activités privées de sécurité sera constitué dans le courant de cette année.

3 Une initiative qui devrait permettre de limiter les dérives d’officines collectant de façon illégale des informations auprès de la police ou des banques.

DE NOUVELLES DISPOSITIONS
Les enquêteurs privés mieux encadrés par le droit

La loi du 12 juillet 1983 réglementant les activités privées de sécurité a été abrogée par une ordonnance du 12 mars 2012, qui en intègre les dispositions dans le Code de la sécurité intérieure, avec une entrée en vigueur le 1er mai 2012. Principale nouveauté : le contrôle de la profession, de l’honorabilité de ses membres et des qualifications professionnelles est dévolu au conseil national des activités privées de sécurité (Cnaps), établissement public administratif placé sous la tutelle du ministre de l’Intérieur. Le Cnaps exercera un rôle de police administrative et aura pour mission de délivrer les agréments pour diriger une agence.

• Article L.621-1 du Code de la sécurité intérieure : la profession d’enquêteur de droit privé « consiste, pour une personne, à recueillir, même sans faire état de sa qualité ni révéler l’objet de sa mission, des informations ou renseignements destinés à des tiers, en vue de la défense de leurs intérêts ».

• Article L.1222-4 du Code du travail : Aucune information concernant personnellement un salarié ne peut être collectée par un dispositif qui n’a pas été porté préalablement à sa connaissance.

Auteur

  • LAURENT POILLOT