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« Dans l’industrie, la compétitivité se fait par l’invention plutôt que par les prix »

Enjeux | publié le : 06.03.2012 | PAULINE RABILLOUX

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« Dans l’industrie, la compétitivité se fait par l’invention plutôt que par les prix »

Crédit photo PAULINE RABILLOUX

Le coût du travail est un enjeu fort en termes de croissance et d’emplois. En période électorale, les comparaisons avec d’autres pays européens sont de mise, notamment avec l’Allemagne. Un pays où la baisse du coût du travail s’apparente à du dumping social. La France, qui n’a pas choisi cette voie, devrait miser sur la qualité pour être compétitive.

E & C : La question du coût du travail est particulièrement conflictuelle, surtout en période électorale et de restriction budgétaire. Quels en sont les tenants ?

Jérôme Gautié : La question du coût du travail est effectivement un enjeu politique d’importance avec des prises de position souvent tranchées et qui s’affrontent. Pour la doxa libérale, le travail coûte trop cher dans notre pays, tandis que les salariés dont le salaire est le plus bas estiment qu’ils sont trop peu payés. Pourtant, la question du coût du travail en France ne peut être étudiée seule et doit être mise en rapport avec ce qui se pratique dans les autres pays, en Europe et notamment en Allemagne, notre premier fournisseur et troisième client. Dans ce pays, on a assisté, depuis le milieu des années 1990, à un effort important au plan de la compétitivité qualité – on connaît la réputation des produits allemands dans les secteurs automobile et des machines-outils, par exemple –, mais aussi de la compétitivité prix. Outre une politique générale de modération du coût du travail, la compression des coûts s’est aussi faite par le développement d’emplois à bas salaires sous des statuts particuliers : les mini-jobs sans charge ni protection sociale, par exemple dans les secteurs du commerce de détail et de l’hôtellerie-restauration, ou encore dans certains secteurs comme le BTP ou l’agroalimentaire, les travailleurs détachés, officiellement salariés d’une entreprise étrangère et payés par celle-ci. Cette politique a permis à l’Allemagne de diminuer sensiblement le coût unitaire du travail. Celui-ci y a baissé de 6 % sur la période 2000-2008, alors qu’il s’accroissait en France et dans les autres pays européen – de l’ordre de + 6 % en France et + 8 % en Grande-Bretagne. Ces gains de compétitivité ont fait bondir les exportations. Celles-ci représentaient près de 48 % du PIB allemand en 2008 contre seulement 29 % en 1999.

E & C : Faudrait-il que la France ait recours au même type de solutions pour doper la croissance et l’emploi ?

J. G. : Depuis le début des années 2000, l’augmentation du coût du travail en France se situe dans la moyenne des autres pays d’Europe, et il est même plus bas que ce qu’on a pu observer en Grande-Bretagne ou en Espagne. À l’exception conjoncturelle de la crise récente, il a suivi normalement l’augmentation de la productivité. C’est le cas de l’Allemagne, un cas particulier, pas celui de la France. La baisse du coût du travail outre-Rhin s’apparente à du dumping social. L’Allemagne a certes pu mener cette politique grâce à une législation sociale moins contraignante que celle de la France, mais aussi au détriment de ses partenaires européens. Cette politique ne serait soutenable ni en Allemagne, ni ailleurs si les autres pays suivaient le même exemple car, inévitablement, cela conduirait à un fléchissement de la demande pour l’ensemble de la zone euro. Quant à savoir s’il faut baisser le coût du travail en France, on peut remarquer que cela a déjà été fait depuis 1993 avec l’abaissement des charges sociales sur les bas salaires. La TVA sociale va dans le même sens, toute la question étant de savoir dans quelle mesure elle conduira ou non à une hausse des prix qui aurait pour conséquence une diminution du salaire réel du fait de la perte de pouvoir d’achat. À moins d’être prêt à sacrifier la protection sociale, il reste peu de marges de manœuvre. La productivité par tête est, en France, l’une des plus élevées au monde du fait, entre autres, de l’intensification du travail, notamment depuis les 35 heures. Le seul axe qui semble rester économiquement possible et viable est de jouer sur la compétitivité qualité grâce à une politique volontariste en matière de recherche et d’innovation, notamment dans le secteur industriel où la compétitivité se fait par l’invention plutôt que par le prix.

E & C : Ne pourrait-on aussi envisager une politique duale qui continuerait d’abaisser le coût des bas salaires tout en maintenant le niveau de salaire actuel pour les emplois plus qualifiés ?

J. G. : Ce modèle est déjà en partie celui dans lequel nous nous sommes engagés en subventionnant les charges sociales sur les bas salaires. Il peut très vite montrer ses limites. Outre son coût pour la collectivité, il tend à faire croître le nombre des bas salaires, les employeurs étant peu incités à les augmenter du fait du caractère dégressif des exonérations. La France a donc choisi de baisser le coût du travail sans baisser les salaires perçus par les travailleurs. En Allemagne, la progression des inégalités a été bien plus forte qu’en France. Le rapport entre les salaires des 10 % les mieux payés (décile 1) sur le salaire des 10 % de personnes les moins payées (décile 9) y est passé de 2,8 à 3,3 entre 1990 et 2005, quand il est passé pour la même période de 3,3 à 2,9 en France. Soit deux évolutions en sens contraires.

Mais le sentiment qui prévaut parmi les salariés français les moins payés est déjà celui d’une forte insatisfaction, voire un sentiment d’injustice. C’est l’impression – d’ailleurs fondée en ce qui concerne les salaires nets si ce n’est les salaires bruts – que, malgré les efforts consentis en terme d’intensification du travail, les salaires, eux, n’ont pas suivi. En France, le smic net mensuel a finalement peu progressé depuis les années 1990. La solution qui reviendrait à adopter 2 politiques salariales différentes en fonction du niveau de qualification de l’emploi se heurte donc à 2 écueils majeurs : une paix sociale menacée et une remise en cause de notre éthique sociale égalitaire. Voulons-nous vraiment d’une société à 2 vitesses, où une minorité de personnes bien payées serait servie par des personnes mal payées dans les emplois de service, du commerce, de la restauration, de l’hôtellerie ? N’est-il pas, au contraire, plus judicieux de chercher à qualifier davantage ces emplois comme l’a fait la Suède, par exemple, où les métiers de service ne sont pas considérés de seconde zone ? N’oublions pas aussi que la réussite économique allemande peut se révéler fragile, dans la mesure où elle ne repose pas sur un accroissement de la demande intérieure. Elle rend le pays fortement tributaire de ses partenaires commerciaux et, encore une fois, elle ne peut être généralisée à l’ensemble de l’Europe.

PARCOURS

• Jérôme Gautié est professeur à Paris 1 Panthéon-Sorbonne, directeur de l’Institut des sciences sociales du travail de Paris 1 et chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne.

• Il est agrégé d’économie et de sciences sociales.? Ses recherches récentes ont porté sur les questions des bas salaires et l’ajustement des services publics à la crise.

• Il est l’auteur, entre autres, avec Ève Caroli, de Bas salaires et qualité de l’emploi en France : l’exception française (Éditions rue d’Ulm, 2009) et du Chômage (La Découverte, 2009).

LECTURES

• Pour une révolution fiscale, Camille Landais, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, La République des Idées, Seuil, 2011.

• Le Quai de Ouistreham, Florence Aubenas, Points Poche, 2011.

Auteur

  • PAULINE RABILLOUX