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« L’entreprise de 2030 sera paternaliste »

Enjeux | publié le : 19.07.2011 | VIOLETTE QUEUNIET

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« L’entreprise de 2030 sera paternaliste »

Crédit photo VIOLETTE QUEUNIET

En se projetant en 2030, on peut imaginer la grande entreprise prendre en charge de nombreux aspects de la vie des salariés, l’État ne pouvant plus les assumer. Ce néopaternalisme se dessine en fait déjà dans l’entreprise de 2011, et les DRH doivent s’y préparer.

E & C : Vous estimez apparemment que l’entreprise offrira davantage de droits sociaux dans vingt ans qu’aujourd’hui ?

Emmanuelle Barbara : Pas nécessairement plus de droits qu’aujourd’hui mais des droits de nature différente. J’ai extrapolé le portrait de la grande entreprise en 2030 en forçant le trait des évolutions actuelles. Ainsi, dans vingt ans, cette entreprise devrait avoir intégré un corps médical. Elle devrait proposer des services de télémédecine, une sorte de numéro vert que les salariés pourront appeler dès qu’ils auront un problème de poids, d’addiction au tabac ou tout autre problème de santé. Autre caractéristique : les salariés pourraient bénéficier d’une portabilité totale de leurs droits comprenant la retraite et pourquoi pas l’ancienneté. La portabilité de tous les droits pourrait être une clé favorisant la mobilité professionnelle, qui est encore insuffisante de nos jours malgré le sentiment de précarité ressenti par les salariés. La portabilité des droits à la retraite par capitalisation – Perco… – sera impérative, la retraite par répartition ayant « disparu » en 2020…

Autre aspect possible : la notion de frais professionnels pourrait être étendue, rendant la frontière entre vie personnelle et professionnelle plus ténue. L’employeur de 2030 prendrait par exemple en charge tous les frais d’abonnement aux NTIC – Internet, téléphone, télévision et produits qui n’existent pas encore aujourd’hui. Il faciliterait l’accès au logement de son personnel. On peut aussi imaginer la prise en charge d’une partie des frais scolaires de leurs enfants. L’entreprise pourrait aussi s’intéresser au mécanisme palliant le risque de la dépendance.

Bref, l’entreprise reste la seule “variable d’ajustement solvable” pour une politique sociale performante. De la prévention des risques psychosociaux à l’exigence d’une action exemplaire en matière de gouvernance, d’intégration de toutes les diversités et plus largement de poursuite d’une justice sociale, le rôle de l’entreprise du 21e siècle apparaît multiforme et occupe une place de plus en plus prépondérante dans l’édification d’une nouvelle forme de l’État-providence.

C’est le retour à une sorte de paternalisme, lorsque les grandes familles industrielles prenaient à leur charge pour leurs employés l’hôpital, les écoles, les logements, les transports et les loisirs. Sauf que le mot paternalisme a été laïcisé et rendu moderne : il s’appelle désormais RSE – responsabilité sociale des entreprises.

E & C : Quels sont aujourd’hui les signes annonciateurs de ce scénario ?

E. B. : L’entreprise de 2030 est déjà celle de 2011 en balbutiement : la portabilité des droits existe déjà pour le DIF, la prévoyance, l’épargne salariale et la complémentaire santé. La faute inexcusable en matière de souffrance au travail justifie de s’entourer de compétences médicales pour la prévenir. La large utilisation des TIC rend de plus en plus floue la distinction entre vie personnelle et vie professionnelle. On constate aussi un accroissement des services au profit des salariés – conciergeries, crèches d’entreprise. Mais surtout, trois grands motifs plaident pour ce scénario : la faillite de l’État-providence, le caractère anxiogène du monde du travail pour les Français et, enfin, la question du partage de la valeur. Malgré une faible mobilité professionnelle, les Français vivent dans l’angoisse de perdre leur emploi ; 20 % se voient même au RSA !

E & C : Dans l’entreprise de 2030, vous imaginez aussi un partage de la valeur plus favorable aux salariés. Pourquoi ?

E. B. : Depuis trente ans, la rémunération moyenne totale brute de charges patronales est passée de 2 600 à 3 800 euros, mais sans augmentation du net. Ce sont essentiellement les contributions sociales salariées qui financent la protection sociale, avec des prélèvements sociaux passés en moyenne de 4,9 % à 16,1 % en trente ans. Dans le même temps, les rémunérations des dirigeants des grandes entreprises se sont envolées, grâce notamment au recours aux stock-options, dont la fiscalité et le régime de sécurité sociale sont avantageux. Quel que soit le talent des dirigeants, il y a aujourd’hui une distorsion difficile à expliquer entre les rémunérations des uns et celles des autres. D’où la question devenue centrale aujourd’hui du partage de la valeur. Une réponse vient de lui être donnée par le gouvernement avec la future prime adossée aux dividendes.

Il faudra sans doute trouver autre chose, sans que cela ne grève la compétitivité de l’entreprise. A mon sens, il n’y a pas d’autres réels moyens que de renforcer, en les modernisant, les techniques de participation et d’intéressement chères au Général de Gaulle, de façon à ce que les salariés bénéficient aussi d’un pouvoir d’achat immédiat plus important. Mais cela supposera aussi de cesser d’augmenter les prélèvements pour financer la protection sociale, ce qui est problématique dans un contexte de déficits chroniques. Le statut juridique du mandataire social des grandes entreprises pourrait aussi être réexaminé, pour réconcilier les Français avec les patrons de ces entreprises.

E & C : Que conseillez-vous aux DRH, qui sont en première ligne pour mettre en œuvre ces évolutions ?

E. B. : Ils pourraient admettre que l’époque actuelle connaît des évolutions inéluctables qui modifient substantiellement le profil de l’entreprise dont ils ont la charge… et donc changer de paradigme en réauditant les divers avantages sociaux en vigueur à l’aune de cet “air du temps”. Dans ce cadre, ils pourraient ouvrir la boîte de Pandore en entreprenant de nouvelles négociations sur le contenu des avantages dans les accords devenus obsolètes. Les entreprises ont intérêt aussi à donner davantage de sens à la RSE afin de rendre lisible leur politique sociale, ce qui est loin d’être toujours acquis. Certes, la question du coût de l’ensemble à construire est centrale et c’est pourquoi il est urgent d’envisager la politique sociale de l’entreprise comme un ensemble cohérent répondant à un objectif propre à celle-ci, plutôt que comme un mille-feuille disparate. Tel est l’enjeu de ces prochaines années.

PARCOURS

• Emmanuelle Barbara est avocate et associée gérante du cabinet August & Debouzy. Titulaire d’un DESS de droit des affaires et fiscalité et d’une certification en droit social, elle y a créé le groupe social, équipe spécialisée en droit social.

• Elle est également chargée de cours auprès du master de juriste en droit social à Paris 1.

• Elle est l’auteure de nombreux articles et ouvrages sur le droit du travail et l’épargne salariale.

LECTURES

• La Guerre et la Paix, Léon Tolstoï, Gallimard, coll. Folio, 2002.

• Soie, Alessandro Baricco, Albin Michel, 1997.

• Mémoires d’Hadrien, Marguerite Yourcenar, Gallimard, 1977.

Auteur

  • VIOLETTE QUEUNIET